« Les voyages forment la jeunesse », dit le proverbe. On estime ainsi traditionnellement que les déplacements dans l’espace, la rencontre d’autres hommes, la découverte d’autres cultures et de nouveaux paysages instruisent et développent des vertus telles que la tolérance, le sens de la beauté, l’humanité... Mais cela va-t-il de soi ? Change-t-on d’âme en changeant de climat ? Le philosophe stoïcien Sénèque en doutait et le spectacle contemporain de ces touristes qui se précipitent, soulagés, dans des enseignes qu’ils trouvent dans leur propre pays, peut nous faire douter des vertus du voyage. Il faut également tenir compte de l’impact écologique des voyages et des nuisances engendrées par la surfréquentation touristique. Comment le voyage pourrait-il nous rendre meilleurs quand il contribue à la dégradation du monde dans lequel on vit ? Le problème en somme est de savoir à quelles conditions le voyage peut encore avoir les vertus qu’on lui prête traditionnellement. C’est pourquoi nous commencerons par rappeler ces vertus (I) avant de nous interroger sur les formes contemporaines qu’ont prises les voyages (II) et de réfléchir à de nouvelles façons de voyager (III).

I) Traditionnellement, on prête aux voyages un certain nombre de vertus.

a) La première vertu du voyage est sans doute d’instruire. En effet, le voyage permet de découvrir de nouvelles cultures, de nouveaux usages, de nouvelles mœurs. Pensons, par exemple, à l’importance historique qu’a eue le voyage de Louis-Antoine de Bougainville, en 1768, à Tahiti, pour le siècle des Lumières. La description d’une société plus égalitaire, plus proche de la nature que celle de l’Ancien Régime a profondément éclairé des penseurs comme Diderot, auteur d’un Supplément au Voyage de Bougainville (1779), ou Rousseau qui utilisera le mythe du bon sauvage pour repenser les fondements du contrat social. Que le voyage soit un remède à l’ignorance, l’origine même du terme tourisme l’indique : le « Grand Tour » était en effet un voyage que les jeunes Anglais fortunés effectuaient sur le continent européen pour parfaire leur éducation, un peu à la façon de ces artistes qui, dès la Renaissance, se rendaient en Italie pour compléter leur formation de peintre ou de sculpteur.

b) En plus d’instruire, le voyage est censé être une école de tolérance. En effet, la rencontre concrète des autres hommes vient souvent défaire des préjugés et enseigne à relativiser nos normes de jugement. « La fréquentation du monde », pour reprendre les termes de Montaigne dans le chapitre des Essais qu’il consacre à « l’art de voyager », corrige notre ethnocentrisme. À cet égard, le travail des ethnographes, ces voyageurs professionnels, est exemplaire. Si, comme le dit Claude Lévi-Strauss dans Races et histoire, « le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie », le voyage, en nous révélant l’humanité de l’autre homme, nous civilise.

c) Enfin, le voyage pris au sens le plus littéral de déplacement dans l’espace a des vertus immanentes. En effet, voyager demande de la patience, de l’endurance, de l’attention. Nicolas Bouvier, grand écrivain voyageur, le dit bien dans le Poisson-scorpion : « on ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels. » La route est une forme d’ascèse, de simplification, qui rend plus humble, plus patient. En un sens, c’est une sorte d’exercice spirituel. Ce n’est pas sans raison que de nombreuses religions sanctifient le voyage sous la forme du pèlerinage, à commencer par le hajj des musulmans, un des piliers de l’Islam.

II) Mais il ne va pas de soi que le voyage, sous ses formes contemporaines, reste une école de vertu.

a) Tout d’abord, on peut aujourd’hui s’instruire en restant chez soi et, à l’inverse, rester ignorant en se déplaçant. Déjà Montaigne critiquait ces voyageurs qui, partout où ils vont, « se tiennent à leurs façons » : « J'ai honte de voir nos hommes, enivrés de cette sotte humeur, de s'effaroucher des formes contraires aux leurs. Il leur semble être hors de leur élément, quand ils sont hors de leur village. Où qu'ils aillent, ils se tiennent à leurs façons, et abominent les étrangers. » Or, le touriste contemporain, cet « idiot du voyage », pour reprendre les termes de J.-D. Urbain, n’exige-t-il pas de plus en plus son confort domestique à l’étranger ? Les voyages d’affaires, les voyages organisés, sans parler du tourisme sexuel ou du tourisme de la fête, sont rarement perçus comme des occasions de s’instruire, de se dépouiller, de devenir meilleur !

b) De plus, le voyage contemporain satisfait souvent un désir de consommation et d’ostentation. La pratique du selfie en témoigne. Il s’agit moins de découvrir de nouveaux lieux et de nouveaux modes de vie que de mettre en valeur sa petite personne. Cet égocentrisme du voyageur s’oppose au décentrement qui donne au voyage sa valeur. On est loin alors de l’ascétisme du voyage promu par Nicolas Bouvier dans L’Usage du monde et proche de ce que Rodolphe Christin a nommé L’Usure du monde : une pratique de masse, consumériste, moralement et écologiquement irresponsable. Dès lors, il arrive que le voyage, loin d’être l’occasion d’un dépassement des préjugés, se conclut par un très satisfait : « on est quand même bien mieux chez soi ! ».

c) Enfin, la question écologique ne saurait être ignorée. Une pratique qui, objectivement, contribue à la dégradation des écosystèmes et de lieux parfois merveilleux peut-elle nous rendre meilleurs ? On rappellera ici que la part du tourisme dans l’émission de gaz à effet de serre est de l’ordre de 8 %, que le tourisme accroît la tendance à l’urbanisation des paysages, à la surconsommation. À quoi l’on ajoutera les processus de muséification des villes, de plus en en plus tournées vers le tourisme, de moins en moins vers leurs habitants.

On concèdera ainsi que le voyage peut rendre meilleures certaines personnes, mais il ne va pas de soi qu’il nous rende collectivement meilleurs.

III) C’est pourquoi il faut réfléchir à de nouvelles façons de voyager.

a) Tout d’abord, on peut penser qu’il ne suffit plus de se déplacer pour s’instruire. Il faut aussi s’impliquer, agir, participer. Le tourisme solidaire ou le woofing reposent sur cette idée. Rappelons que le woofing est né en Angleterre en 1971 : il s’agit d’un réseau mondial de fermes biologiques appelé « Working Week-ends on Organic Farms » (WWOOF). Ces fermes proposent un hébergement et une restauration à bas coût en échange d’une contribution aux tâches de la ferme. De la même façon, s’opposant au tourisme de masse réputé ignorant des réalités des pays et de leurs populations, le tourisme solidaire entend proposer une immersion dans une population grâce à la contribution à un projet local.

b) Ensuite, on peut estimer que la sensation de voyager est essentielle pour faire l’expérience du voyage. À cet égard, il ne faut pas que le déplacement soit trop rapide, quasiment indolore. La marche à pied, le slow travel, les voyages à vélo sont ainsi des pratiques de plus en plus prisées, qui par ailleurs ont l’avantage d’être respectueuses de l’environnement. Le voyage peut donc continuer à nous rendre meilleurs, à condition de renouer avec un art de voyager qui n’escamote pas le voyage proprement dit.

c) Enfin, n’est-il pas possible de voyager sans se déplacer ? Les premiers moyens de transport ne sont-ils pas l’imagination, la littérature, la musique, le cinéma ? Le voyage satisfait assurément un besoin humain essentiel : celui de se déprendre de son quotidien, de se décentrer, de regarder le monde et son existence sous des perspectives nouvelles. Ce besoin est noble et voyager en ce sens nous rend meilleurs. Mais inutile peut-être de se déplacer à l’autre bout de la planète pour satisfaire ce besoin. « Pas de meilleure frégate qu’un livre », disait Emily Dickinson !