Bien que des rapprochements soient possibles, comme entre Balzac et Dostoïevski par exemple, les réalismes français et russe ne sont pas analogues. Nous avons tendance à les confondre en pensant aux grands romans tels que Guerre et Paix ou Crime et châtiment. Mais, pour comprendre le réalisme russe, il faut plutôt envisager Les Souvenirs de la maison des morts (F. Dostoïevski, 1862) ou Les Récits de Sébastopol (L. Tolstoï, 1855-56).

Les auteurs classiques russes sont célèbres pour ce genre de textes non fictifs, qui racontent des choses vraies, vues ou vécues : Un voyage à Arzoum (A. Pouchkine), L’Île de Sakhaline (A. Tchekhov), Les Carnets d’un chasseur (I. Tougueniev)... La réalité dont il est question est non fictionnelle. La littérature du fait a une place importante dans la tradition russe et entre en conflit direct avec les artifices rhétoriques en refusant même l’idée au profit du concret. La priorité est donnée à l’usage du matériau documentaire. C’est le genre du « otcherk », des « choses vues ».

Les  romans réalistes français, eux, ne dédaignent pas la fiction, ils sont construits autour d’une intrigue fortement nouée, comme chez Zola par exemple. La construction narrative est totalement assumée. Simplement, la fiction est ancrée dans un terreau réel, historique et social comme l’intrigue de La Comédie humaine dans la société française de la Monarchie de Juillet. La fiction n’est pas refusée, elle se donne pour une représentation du réel, à laquelle le lecteur accorde, par contrat, sa créance. Il n’y a pas de contradiction, pour un romancier français comme Maupassant, entre l’imagination et le but de représenter le réel.

Or, même dans les grands romans russes, il est possible d’observer ce refus de la fiction. Dans Guerre et Paix, le Prince André meurt prématurément, ce qui enlève un certain intérêt à l’intrigue. En revanche, la valeur de documentaire historique du roman est indéniable. Les œuvres fictionnelles russes sont souvent intitulées « Notes » ou « Souvenirs » car elles tentent de faire vrai. L’intérêt pour le document ne s’est pas démenti au XXe siècle dominé par la littérature concentrationnaire (L’Archipel du Goulag, A. Soljenitsyne ; Récits de la Kolyma, V. Chalamov).