Sur le marché des valeurs, la vie à la maison est à la hausse. De plus en plus prisée, elle est perçue comme un lieu de réalisation de soi. On y retrouve nos proches, on peut enfin y être soi-même. Mais est-ce si évident ? Dans la Grèce antique, la vie domestique est perçue comme une nécessité. Elle est consacrée à des tâches subalternes : l’alimentation, le repos… Ce serait un moyen, et non un but en soi, une fin. Car, aux yeux des Grecs, l’homme ne serait pleinement lui-même que lorsqu’il s’engage dans la Cité, la Polis. Animal politique, comme le dit Aristote, l’homme ne se réaliserait qu’avec les autres, dans la sphère publique, et non dans la sphère privée. Alors, ce goût de la vie à la maison, ce désir d’être chez-soi pour enfin être soi, est-il un désir d’authenticité ou un désir aliéné ?

I) La maison nous libère de certaines contraintes sociales. Il est normal qu’elle soit perçue comme un lieu d’authenticité.

a) À la maison, le regard des autres ne s’exerce plus sur nous sans notre consentement (sauf voyeurisme intrusif). C’est ce qui distingue l’espace privé de l’espace public. La maison rend donc possibles des formes d’intimité impossibles dans l’espace social, à commencer par l’intimité sexuelle. Ainsi, dans Le Monde naturel comme problème philosophique (1936), le philosophe Jan Patočka écrit que « le chez-soi est un refuge, un lieu où je suis plus à ma place que partout ailleurs ; on ne peut expérimenter plusieurs chez-soi à la fois avec la même intensité. C’est la partie de l’univers la plus imprégnée d’humanité ; les choses y sont déjà, si l’on peut dire, des organes de notre vie. »

b) De plus, la maison est le lieu où l’on se trouve avant d’aller au travail et après avoir travaillé. Lieu de repos, on n’y subit plus la subordination caractéristique de la vie professionnelle. Comme le dit le proverbe, « charbonnier est maître chez lui », aussi modeste soit-il.

c) La vie domestique a ses plaisirs : la décoration intérieure, la cuisine, la réception. Nous sommes de plus en plus nombreux à investir ce mode de vie et à lui consacrer notre temps et notre argent. D’ailleurs, le succès des magazines papier ou télévisuels consacrés à l’aménagement de sa maison confirme l’importance que notre maison a pour nous. Mais il est sans doute possible de s’épanouir chez soi sans verser dans le consumérisme. Dans Chez-soi, Mona Chollet soutient ainsi que la maison est « un lieu où l’on peut être heureux avec assez peu. À partir du moment où l’on a un toit sur la tête, un minimum de confort, de lumière, de chaleur, on peut se contenter de peu. […] Le retour à soi est très rare et peut s’obtenir avec très peu de moyens. »

II) Toutefois, on peut s’interroger sur l’étendue de la liberté que nous laisse la vie domestique.

a) Tout d’abord, la vie domestique est rythmée par des contraintes et la maison elle-même exige de l’entretien (ménage, jardinage, réparations…). Croire qu’on ne travaille pas à la maison, c’est confondre le travail salarié et le travail tout court, confusion qui s’effectue souvent aux détriments des femmes.

b) De plus, le secret de la vie privée n’est pas qu’une bonne chose, car elle protège les violences domestiques. Pour de nombreux individus, la maison est un lieu de peur qui enferme, et non un lieu qui libère.

c) Enfin, le développement du télétravail, l’emprise des réseaux sociaux font que l’espace privé est investi par la société. Il n’est pas si vrai que le regard des autres ne s’exerce plus sur nous quand nous sommes à la maison.

III) À quelles conditions la maison peut-elle donc être un lieu d’authenticité ?

a) Tout d’abord, il y a sans doute des conditions matérielles. Les taudis, bouges et autres galetas insalubres où l’on vit dans la promiscuité ne sont pas propices à l’épanouissement.

b) Ensuite, il y a une condition sociale. La maison ne doit pas devenir un lieu de claustration, volontaire ou non. L’hospitalité est une partie de la solution. Il faut aussi que les pouvoirs publics puissent agir dans les foyers pour protéger les plus faibles.

c) Enfin, il y a une forme de sagesse domestique à acquérir. L’espace privé doit être préservé contre les intrusions de la vie sociale sans devenir un lieu d’isolement. Que la maison puisse renforcer le repli sur soi, c’est ce que redoute Tocqueville dans La Démocratie en Amérique lorsqu’il décrit l’individualisme contemporain : « je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres ».

À ces conditions, la maison sera peut-être un lieu où notre vie se réalise de façon authentique.