Dans le Démon de la théorie, Antoine Compagnon affirme p. 56 :
« Enfin, dernier maillon du nouveau système qui se déduit en entier de la mort de l’auteur : le lecteur et non l’auteur, est le lieu où l’unité du texte se produit, dans sa destination au lieu de son origine, mais ce lecteur n’est pas plus personnel que l’auteur tout juste déboulonné, et il s’identifie lui aussi à une fonction. »
Vous analyserez et évaluerez cet énoncé en vous appuyant sur les œuvres tirées du programme ainsi que sur d’autres exemples.
Analyse du sujet / Introduction
Dans le Démon de la théorie, Compagnon fait en 1997, la synthèse des questions littéraires de l’époque qui a suivi le structuralisme et des conséquences de ces bouleversements conceptuels. Ici, il tente de définir la notion de texte. Il déduit de la mort de l’auteur (énoncée par Foucault ou Umbert Eco) la toute-puissance du lecteur. Deux altérations majeures : — Le texte se constitue comme une totalité au moment de la réception et non de la création — le lecteur n’est pas le lecteur réel mais une abstraction.
Qu’en est-il dans les textes au programme des intentions polémiques et de l’engagement de d’Aubigné, de la confidence autobiographique voilée d’Aragon, de l’effacement carnavalesque de Laforgue et pour la seconde idée, de la présence réelle des spectateurs de Bérénice ?Comment définir le texte littéraire ?
Première partie : Le lecteur est le lieu de l’unité du texte
A. Une démarche iconoclaste : remise en cause de l’origine du texte, de l’auteur comme personne et contre la doctrine de l’inspiration mystérieuse ou « furor », le texte se constitue par son destinataire. Ex ; le genre des complaintes, comme partage d’une douleur, est orienté vers le lecteur avant d’en dire le contenu ou la cause.
B. Le lecteur est un destinataire impersonnel : Opposition lecteur réel/ lecteur modèle (Eco) une abstraction. A l’opposé d’un Stendhal s’adressant aux happy few.
C. Le texte est inachevé sans lecteur : cf Pour une théorie de la réception Jauss. Comment interpréter le départ de Bérénice de Rome, courage, lâcheté ? Que faire de la pirouette finale du poète Laforgue dans les C ?
Deuxième partie : faut-il redéfinir la fonction auctoriale ?
A. L’auteur comme personnage biographique/ présence invisible : Malgré tout, l’unité du texte peut se définir dans la présence de l’auteur biographique (le personnage Aurélien, en partie double d’Aragon) ou témoin de son temps : d’Aubigné comme voix, ou cri qui atteste
B. L’auteur-lecteur : L’auteur a été lecteur et inscrit le texte aussi bien par un amont (les sources des Tragiques, bibliques, antiques, le modèle de Ronsard) qu’un aval. Le texte sera à son tour lu par de futurs écrivains.
C. Il existe un désir d’auteur chez le lecteur réel : tentation de lire les Tragiques comme la catharsis du survivant par l’écriture, et non pas uniquement comme témoignage objectif.
Troisième partie : L’œuvre littéraire est en mouvement
A : L’œuvre ouverte : il convient de reprendre l’analyse d’Umberto Eco, la lecture des Complaintes infiniment ouverte sur la désespérance de l’esprit fin de siècle, ou comme expérience ludique (cf, La lecture comme jeu, Picard). La lecture est aussi une expérience existentielle (Blanchot) en écho aux errances de l’ancien combattant Aurélien.
B. Polysémie de la réception : L’idée d’infinité possible de lectures et de polysémie, suppose une impossible unité du texte, que l’on devrait davantage définir en mouvement. Aurélien est-il un texte engagé politiquement qui décrit les méfaits de l’oisiveté, une écriture poétique libre, un traité sur l’amour malheureux ?
C. L’éclatement de l’œuvre fait sa littérarité : il faut donc revoir l’idée de clôture, d’unité et de structure fixe pour constituer le texte. Sa littérarité vient de ses modifications possibles, exercées par l’auteur, les interprétations dasn la mise en scène, la démarche critique et la réécriture. Elle est plutôt labyrinthe ouvert. (cf Italo Calvino, Le défi au labyrinthe)
Conclusion :
Avec Barthes, dans Le bruissement de la langue, « Sur la lecture », Essais Critiques, IV (1984), on peut conclure non pas sur l’unité du texte mais l’infini du texte : « On ne peut raisonnablement espérer une Science de la lecture, une Sémiologie de la lecture, à moins de concevoir qu’un jour soit possible, une Science de l’Inépuisement, du Déplacement infini : la lecture, c’est précisément cette énergie […], elle serait là où la structure s’affole. »