Dans l’Esthétique (2e partie), Hegel affirme :
« Aussi, un des conflits les plus ordinaires et qui conviennent le mieux au roman est le conflit entre la poésie du cœur et la prose des relations sociales et du hasard des circonstances extérieures. Ce désaccord se résout soit tragiquement, soit comiquement ou il trouve sa solution en ce que les caractères, qui protestent d’abord contre l’organisation de la société, apprennent à reconnaître ensuite ce qu’elle a de vrai et de solide, se réconcilient avec elle et prennent part à la vie active, mais en même temps effacent de leurs actions et de leurs entreprises la forme prosaïque, et par là substituent à cette prose une réalité qui se rapproche davantage de la beauté de l’art. »
Vous examinerez et discuterez cette assertion à partir des œuvres au programme ou de tout autre roman de votre choix.
Introduction et analyse du sujet :
Hegel, philosophe idéaliste du XIXe siècle dont la pensée se fonde sur une vision dialectique de l’histoire considère ici le roman comme le genre le plus apte à raconter les luttes des hommes aux prises avec le réel. Il met l’accent sur le rôle du héros de roman comme conscience en butte à la contingence des événements. Il conclut par un paradoxe : l’esthétisation poétique du réel traduit les actions prosaïques des hommes qui répondent à l’adversité. Le roman, en tant que reflet de la lutte d’une conscience avec le réel esthétise-t-il vraiment la réalité ? Le Roman inachevé d’Aragon semble bien réconcilier la contradiction d’une chronologie autobiographique et d’une forme poétique versifiée et La Princesse de Clèves comme 93 manifestent un dépassement du romanesque par la virtuosité psychologique ou l’agrandissement épique. Mais est-ce toujours vrai et le héros est-il toujours en conflit avec le monde ? Quelle est la forme esthétique qui se substitue au réel dans le roman ?
I - Le roman est le reflet de la lutte du personnage et du monde : (thèse)
A. Le roman décrit la lutte entre la poésie du cœur et la prose des relations sociales. Le réel est le sujet du roman, non son arrière-fond.
L’Histoire est présente dans les quatre textes, le règne de Henri II, la Terreur, l’histoire du XXe siècle. Une subjectivité ou un héros en sont le nœud focal. Les désirs sont métaphorisés et on peut parler de « poésie » à leur égard. Même le peintre Corentin dans sa tâche de peindre le Comité de Salut Public est poétisé.
B. Un mouvement dialectique ancré dans la durée : le roman d’apprentissage semble être le modèle de référence pour Hegel. Le personnage ne se définit que dans l’expérience temporelle qui le transforme. Michelle Fléchard dans son martyre. La tragédie peut être traitée en comédie, par exemple dans Jacques le Fataliste de Diderot, ou Le Roman comique de Scarron.
C. Une sublimation du réel en beauté : mythologisation du réel chez Hugo. L’art de la digression esthétique dans Les Onze. Le principe d’excellence dans La Princesse ou ailleurs, le végétal chez Marguerite Duras.
Transition : Curieusement, Hegel semble mettre l’accent sur la forme et l’idéalisation. Est-ce toujours vrai pour tout type de roman ?
II - Le schéma hégélien ne correspond pas à tout roman (antithèse)
A. Le roman n’est pas nécessairement mimétique. Le sujet n’est pas toujours la société. Quid du roman de la subjectivité pure, des utopies à la Cyrano de Bergerac, des romans de la fantaisie, des anti-romans comme Tristram Shandy ?
B. L’apprentissage n’est pas une modalité universelle du roman. L’Education sentimentale en est l’anti-modèle. Non seulement, le personnage de Frédéric, n’apprend rien au cours de sa vie mais toutes ses expériences le vouent à l’échec. Dans Orlando, le héros de Virginia Woolf traverse plusieurs siècles et change de sexe. Sa trajectoire n’est ni linéaire, ni dialectique. Tout roman n’est pas fondé sur une conscience. Quant à la Princesse de Clèves, son expérience ne la mène pas à l’action mais au retrait de la vie sociale.
C. Laideur du prosaïque romanesque : l’esthétisation est loin d’être une règle romanesque. Enregistrement brut du réel dans les nouveaux romans, bas-fond manie des romans zoliens, esthétique de la laideur chez chez Hugo.
Transition : Si ce n’est pas toujours la subjectivité ou l’embellissement du réel qui caractérise le roman, comment atteint-il « la beauté de l’art» et le fait-il toujours ?
III - Comment le roman atteint-il « la beauté de l’art» ? (synthèse et dépassement des antinomies)
A. Un dévoilement de la réalité
Le beau est le réel dévoilé de façon multiforme, kaléidoscopique, parfois ludique :
— Par le personnage. La vie vécue comme une œuvre d’art (Les Onze de Michon)
— Par l’auteur : Le monde dévoilé. Herméneutique du réel (Proust-Sartre). La part laissée à l’interprétation est essentielle pour maîtriser le monde, non du point de vue de l’action mais du point de vue de la vérité. Le roman est alors décryptage. C’est ainsi le rôle du roman d’analyse comme La Princesse de Clèves dont l’une des finalités est de percer les secrets du cœur humain.
—Par une mise en abyme de l’écrivain en devenir. Butor dans La Modification symbolise le travail de l’écriture par la machine à écrire et le fait qu’à la fin plutôt que de choisir entre deux maîtresses, le héros choisit d’écrire son histoire.
B. Esthétisation du langage : le roman est une forme pure.
Ne pourrait-on pas revenir à la notion de style, qu’elle ait été théorisée par Flaubert comme un absolu dans sa Correspondance, ou qu’elle corresponde à une structure particulière comme le formalise Foucault, Genette ou encore Barthes ? Ce qui est esthétisé, ce n’est pas le monde, c’est le le langage.
C. Le roman est une reconfiguration du temps en essences.
Dans Temps et récit, Ricœur met bien en évidence cette invention de la durée romanesque qui ne se superpose pas à la durée du réel mais le transforme en imaginaire. Chez Michon, la reconstitution de l’origine d’un tableau représentant un moment historique (la Terreur) est aux antipodes de l’assertion hégélienne, puisqu’il fige l’Histoire en une seule image qui en contient l’essence.
Le roman est plutôt quête des essences (Deleuze explique ainsi l’effort soutenu de Proust pour qualifier le réel dans Proust et les signes )
Le roman est celui de la condition humaine dont la seule vérité est l’action et l’art. Pour Malraux, l’art est un anti-destin, signifiant par là à quel point la littérature excède et transfigure le réel.
Conclusion :
Cette célèbre assertion hégélienne qui oppose dans une formule brillante la prose du monde et la poésie des sentiments ne rend compte que partiellement du genre romanesque. Elle a le mérite de mettre l’accent sur la toute-puissance des actions humaines et de la conscience dans leur geste désespéré de maîtrise. Néanmoins, la diversité du genre romanesque est absolue, puisqu’il englobe en son sein toutes les autres données de ce qu’on appelle « littéraire », poésie, théâtre, mais aussi d’autres formes d’expressions artistiques la peinture ou la musique. La question renvoie donc à stipuler un traité d’esthétique du côté des théoriciens mais plus concrètement à interroger la masse informe des lecteurs, qui seuls peuvent acquiescer à une définition de la « beauté de l’art » ou au plaisir de la lecture de romans.