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Thème 2022 : L’art, la technique

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L’art est-il un langage ? (1)

Les phylactères désignaient, dans les peintures médiévales et renaissantes, de petits parchemins déployés où étaient inscrites les paroles prononcées par un personnage : par exemple, celles de l’ange Gabriel dans les Annonciations. Cet artifice introduit aux rapports paradoxaux de l’art et du langage. D’un côté, les phylactères insistent sur la capacité de l’art à communiquer (à un spectateur), à exprimer (une pensée), voire à enseigner (une doctrine) – autant de fonctions que l’art partage avec le langage, entendu comme langage parlé. Bien plus, on peut souligner la dimension référentielle des œuvres d’art : celles-ci renvoient à une réalité extérieure ou à un concept, de même qu’un signe, dans le langage, renvoie à un signifié, puis à un référent. D’un autre côté, les phylactères montrent que l’image, en elle-même, ne parle pas le même langage que le texte : s’il y a besoin d’ajouter explicitement les paroles prononcées, dans l’histoire sacrée, par les personnages, c’est que l’œuvre d’art, en dépit de la dimension signifiante des gestes et des formes, est un objet sensible « muet ». D’autres arts posent le problème de manière encore plus aiguë : en architecture, en musique instrumentale, les signes n’ont aucune ressemblance avec ce qu’ils signifient, de sorte que ces arts ne manifestent pas immédiatement de fonction référentielle ou expressive. Inclure l’art dans le genre que constitue le langage semble donc problématique. L’art possède-t-il une structure et une fonction qui justifient qu’on le considère comme un langage ou ce qu’il y a de propre à l’art échappe-t-il à toute dimension linguistique ? Si l’art est un langage, quelle espèce de langage est-il, puisqu’il semble qu’il n’est pas identique au langage parlé ? Il s’agit d’interroger à la fois les fonctions de l’art et ses moyens d’expression et de questionner son rapport à la signification et à la réalité. On montrera d’abord que l’art partage bien, en général, une double fonction de communication et d’expression avec le langage ; les œuvres d’art possèdent également une structure référentielle qui les rapproche du langage. Mais cette structure référentielle n’est pas toujours présente ou évidente, et il faudra ensuite considérer ce qui, dans l’art, résiste à l’analogie du langage, en particulier l’intérêt de l’art sur la matérialité du médium, dimension souvent négligée par le langage parlé. On pourra néanmoins se demander si ce travail du médium, si essentiel à l’art, n’est pas en lui-même porteur d’une signification, mais d’une signification linguistique. L’art est alors une espèce de langage qui travaille aux frontières et aux limites du langage des mots.

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L’art peut d’abord être placé dans le genre du langage car il existe des propriétés communes entre les manifestations de l’art et le langage verbal.

La première de ses propriétés consiste dans le caractère référentiel partagé par l’art et le langage. Par propriété référentielle, on entend la capacité qu’un signe a de renvoyer à autre chose que lui-même : à un concept voire à une réalité extérieure. Cette propriété dote la matérialité du signe d’une signification et permet d’assurer les fonctions de communication : c’est parce qu’un mot renvoie à un signifié absent, qu’en le lisant ou en l’entendant je comprends ce qu’il veut dire et qu’une situation d’interlocution entre le locuteur (ou l’écrivain) et moi se met en place. De même, une œuvre d’art n’est pas un objet quelconque, une simple parcelle de matière ; c’est un objet doué d’une signification. Même dans l’art contemporain, où certains objets quotidiens peuvent devenir objets d’air – pensons aux travaux de Duchamp – le simple fait de placer ces objets dans un lieu particulier (le musée), de leur donner un titre transfigure l’objet banal en objet signifiant. L’objet n’est plus simplement utilitaire mais porte un sens, plus ou moins déterminé. Cette propriété était bien sûr plus évidente dans l’art dit « classique ». Une peinture d’histoire reproduit, par des moyens proprement picturaux, la structure et la signification de l’histoire qu’elle représente. Dans son De Pictura (1435), le théoricien renaissant Leon Battista Alberti souligne qu’un tableau doit consister une historia : un ensemble sensible, constitué de lignes et de couleurs, certes, mais aussi un système qui renvoie à une histoire, laquelle peut être à son tour comprise par le spectateur. Le sens des gestes, la signification symbolique des couleurs, voilà autant de moyens qui permettent au tableau de signifier quelque chose au spectateur. On peut même retrouver dans l’organisation picturale une forme de syntaxe : la façon dont les gestes s’organisent dans la Cène de Léonard permet au spectateur de comprendre immédiatement ce qui s’y passe, de même qu’un auditeur comprend immédiatement, à travers les mots qu’il entend, ce qu’ils signifient. La matière de l’œuvre d’art peut donc devenir signifiante, avoir une portée référentielle et susciter une compréhension immédiate de la part du spectateur.

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On pourrait cependant opposer à ce premier argument qu’il ne concerne que certains arts : les arts du langage, voire les arts visuels, mais quid d’un art comme la musique instrumentale ? n’a-t-elle pas comme propriété de ne rien signifier ? de ne renvoyer qu’à elle-même ? Il est évident qu’il existe entre la musique instrumentale et le langage articulé une différence spécifique ; mais doit-on pour autant nier toute parenté entre musique instrumentale et langage verbal ? On peut en effet soutenir qu’il existe une propriété commune à ces deux systèmes : celle d’exprimer, si ce n’est des concepts ou des informations claires, du moins des sentiments. Tous les mots n’indiquent pas des concepts : certains, comme les onomatopées, ont une portée plus affective que réflexive. Les accents, les intonations participent aussi de la structure du langage en lui donnant des nuances importantes dans la communication. Ces nuances ne sont pas toujours transparentes, et peuvent être l’objet d’interprétations variées, largement subjectives. De même, la musique a une fonction expressive certaine, même si sa valeur est souvent liée à la subjectivité de l’auditeur. Dans le Monde comme volonté et représentation, Schopenhauer reconnaît que la musique use d’« un langage directement intelligible mais intraduisible dans celui de la raison » : le langage de la musique est également immédiatement intelligible, il produit du sens, un sens compris intuitivement et non discursivement. C’est pourquoi ce langage est également intraduisible dans celui de la raison : il ne peut être ressaisi sous une forme discursive et articulée. Cette fonction expressive de la musique se manifeste dans son rythme, dans le choix de ses tonalités car comme l’indique Schopenhauer : « de même que bonheur et bien-être résident dans le passage rapide du souhait à la satisfaction, puis de celle-ci à un souhait nouveau, les mélodies vives sans grandes digressions sont joyeuses, alors que les mélodies lentes, qui prennent des dissonances douloureuses et ne reviennent au son fondamental qu’après de nombreuses mesures, sont tristes, analogiquement à une satisfaction retardée et compliquée ». Schopenhauer propose donc une analogie entre le rythme de la musique et le rythme de nos expériences affectives, de sorte que la musique en vient à exprimer non pas tant tel ou tel affect (celui du compositeur, par exemple) que l’affect en général, in abstracto. La musique ne fait qu’un avec notre rythme vital et affectif, avec le déroulement de notre volonté et stimule notre « imagination ». En ce sens, elle possède, sinon une capacité référentielle, du moins une dimension signifiante : elle exprime quelque chose, comme le langage exprime aussi, par son propre rythme, ses propres nuances, des dimensions affectives. Il est donc possible de comparer l’art au langage, voire de considérer l’art comme un langage, surtout si l’on prend en compte les différentes fonctions du langage verbal. Celui-ci ne vise pas qu’à communiquer, ou informer ; il a également une fonction expressive importante.

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L’exemple de la musique montre bien cependant une certaine irréductibilité de son matériau à celui du langage verbal. Il y a une singularité du langage artistique, qui échappe à ce qui nous paraît être la fonction première du langage : communiquer un sens déterminé, stable, non-équivoque. Aristote, dans le livre Γ de la Métaphysique affirmait bien que la condition de la communication, voire du langage, était que chaque mot n’ait qu’un seul sens, ou plusieurs sens distincts, et que ces sens soient déterminés : fixes et non équivoques. Sans quoi il ne peut y avoir de dialogue véritable. Cette condition sémantique est-elle remplie par l’art ? Cela semble difficile à soutenir. En poésie, les mots mêmes se chargent de connotations multiples, qui les rendent équivoques. Un tableau est rarement réductible à une signification déterminée, soustraite à la diversité des interprétations. Bien plus, un son musical n’a pas de sens déterminé qui ne puisse faire l’objet d’interprétations subjectives diverses. Dans La Musique et l’ineffable, de Vladimir Jankélévitch, la musique ne signifie rien, au sens où elle ne retraduit pas un sens prédéterminé, déjà présent. C’est pourquoi elle signifie tout : elle stimule l’imagination qui peut projeter sur les sons différents sens. Elle a plutôt une fonction performative que représentative : dans l’événement du concert, elle fait bouger, sentir nos corps, et c’est là que réside son pouvoir expressif. Mais elle échappe à la condition du langage parlé qui est de transmettre un sens déjà déterminé.

À ce premier argument, on peut ajouter que, même pour un tableau ou une sculpture, la signification symbolique ou narrative n’épuise pas la richesse de l’œuvre d’art. Schopenhauer soutient ainsi que la valeur artistique d’un tableau ne réside pas dans sa dimension allégorique ou symbolique. L’allégorie constitue la « signification nominale du tableau » : la colombe renvoie au concept de la paix et le spectateur ne comprend la signification du tableau qu’en passant par ce concept. La « signification réelle » du tableau désigne en revanche ce qui « est effectivement figuré » : elle est immédiatement perçue par l’intuition sensible. Schopenhauer distingue ainsi le concept, qui est abstrait et discursif, de l’idée qui est saisie intuitivement et existe concrètement dans la réalité sensible. Pour lui, l’art exprime l’idée plutôt que le concept : c’est dire que son mode de signification est substantiellement différent du langage verbal. Dans ce dernier, la matière n’est qu’un moyen, qui s’efface devant l’intention de communication : pour comprendre le mot « chien », je dois neutraliser le mot en tant que trace matérielle, sonore ou écrite, pour viser ce qu’il désigne. Dans l’art, en revanche, la signification propre de l’œuvre est inséparable de la signification elle-même. L’art n’est donc pas réductible au langage verbal, car il s’adresse directement à l’intuition et à nos facultés sensibles : il les développe, les sollicite, alors que le langage ne les implique que comme un moyen.

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Cette particularité de l’art, qui en appelle à notre sensibilité plus qu’à notre raison, tend également à déconstruire ce qui constitue pourtant une caractéristique essentielle du langage parlé : la situation d’interlocution. Dans le Phèdre, Socrate déclare ainsi : « ce qu’il y a de terrible, Phèdre, c’est la ressemblance qu’entretient l’écriture avec la peinture. De fait, les êtres qu’engendre la peinture se tiennent debout comme s’ils étaient vivants ; mais qu’on les interroge, ils restent figés dans une pose solennelle et gardent le silence ». La peinture donne bien, par la ressemblance qu’elle introduit entre son apparence et ce qu’elle représente, le sentiment d’un dialogue possible ; mais il ne s’agit que d’une illusion, qui d’un semblant de vie. Comme l’écriture, la peinture ne répond pas à celui qui l’interroge : elle est du domaine du silence, plutôt que de l’échange. On pourrait même souligner que, alors que l’écriture transmet une signification fixe et plus ou moins claire, la peinture ne le fait pas : son épaisseur sensible est bien plus importante. Si le fonctionnement du langage repose sur la transitivité et la transparence de ses signes, force est de constater que les œuvres d’art sont souvent douées de ce que Louis Marin nomme une forme d’« opacité » ou d’intransitivité : un tableau, une sculpture, un bâtiment attire notre attention tout autant – si ce n’est davantage – sur la « matière du signe » que sur ce qu’il signifie. En cela, il semble bien que si l’art est une espèce de langage, elle est une espèce paradoxale du langage : elle est une espèce dont la fonction de communication et d’information est seconde par rapport au travail du médium.

Il nous reste désormais à interroger cette dimension matérielle de l’œuvre d’art. Celle-ci tend à distinguer l’art du langage ordinaire, du langage verbal. Un poème n’est-il pas de l’art à partir du moment où loin de satisfaire à la fonction utilitaire du langage ordinaire il met en valeur les qualités sensibles, sonores et expressives des mots ? Toutes choses que le langage verbal néglige ordinairement au profit de la clarté de la signification. Reste à se demander si cette différence n’est pas en elle-même signifiante, autrement dit : la focalisation de l’art sur les potentialités du médium constitue-t-elle une négation de la capacité référentielle du langage ou bien s’agit-il d’une autre manière d’exprimer ?

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Insistons d’abord sur le fait que la réflexion de l’art sur les moyens artistiques n’est pas dénuée de signification : représenter différemment une même réalité, c’est bien souvent modifier la signification de l’œuvre. L’art tire son sens moins de ce qu’il représente que de la manière dont il représente. Comme le souligne Malraux à propos de Michel-Ange : « Rien ne rend plus visible la conquête d’une signification par le génie, que la comparaison entre l’ironie gothique des squelettes de Signorelli et le son grave qui du bas de la fresque orchestre la polyphonie de Michel-Ange : la Mort contemplée par l’homme – par l’homme que ni la multitude hantée, ni le Juge surhumain, ne délivrent de la fascination par une face inexorable ». La comparaison est éloquente : les squelettes de Signorelli s’inscrivent dans la tradition médiévale de la mort riante, celui de Michel-Ange, directement tourné vers le spectateur, porte en lui une interrogation beaucoup subjective sur la mort. La différence de style est donc aussi signifiante : même si c’est la même scène, la même figure qui est représentée, la manière change complètement ce qui est exprimé. Ces « significations des styles » sont des conquêtes « par des formes, sur des formes » – forme au sens ici d’une réalité sensible et concrète à la forte dimension imaginaire. Le travail de l’artiste sur la matérialité même de son œuvre le distingue du locuteur habituel ou quotidien, mais n’efface pas sa capacité à exprimer une signification. Simplement, cette signification n’est pas traduite dans un concept, mais est indissociable de la dimension matérielle de l’œuvre.

Il faut donc réformer le modèle linguistique pour comprendre le fonctionnement de l’œuvre d’art. Selon la linguistique, le langage fonctionne grâce à un système de référence : un signifiant renvoie à un signifié qui renvoie à un référent. Ce qui est exprimé est donc distinct de ce qui l’exprime et la relation entre signifiant et signifié est, d’après Saussure, immotivée : un même signifié peut être attaché successivement ou dans différentes langues à plusieurs signes. Ce n’est pas le cas dans une œuvre d’art : la signification ne peut être dissociée du signe car elle lui est immanente. Ainsi que l’indique Merleau-Ponty : « Un roman, un poème, un tableau, un morceau de musique sont des individus, c'est-à-dire des êtres où l'on ne peut distinguer l'expression de l'exprimé, dont le sens n'est accessible que par un contact direct et qui rayonnent leur signification sans quitter leur place temporelle et spatiale ». Cette propriété est vérifiée par le caractère intraduisible, irrésumable d’une œuvre d’art : si je résume un roman, je peux bien en restituer la trame narrative, mais je néglige toute la signification qui s’attache au style, à la structure romanesque. Par ailleurs, la modification d’une partie de l’œuvre d’art, un changement dans sa structure, impacte l’ensemble de sa signification : cette organicité, cette nécessité interne à l’œuvre d’art la distingue du langage verbal ordinaire, qui tolère – dans une certaine mesure – des synonymes, des tournures plus ou moins identiques. En art, il n’y a pas deux modes d’expression identiques d’une même « notion ».

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Comment se manifeste cette signification immanente au sensible ? Il faut ici distinguer deux manières dont l’image signifie. Le sémiologue Greimas, dans « Sémiotique figurative et sémiotique plastique » distingue la figurativité, qui considère l’image selon « une grille de lecture », qui renvoie l’image à un référant, et le signifiant plastique, où ce qui fait sens c’est la totalité de l’image, qui n’est pas découpée selon les catégories du langage. Ici, on s’intéresse aux contrastes, aux rythmes de l’image : la matière sensible signifie d’elle-même, sans référence à une signification spirituelle extérieure. Il y a une logique du sensible qui s’organise autour de ce que Greimas appelle des « formants plastiques : « alors que les formants figuratifs ne se mettent à signifier, pour ainsi dire, qu’à la suite de l’application de la grille de lecture du monde naturel, les formants plastiques sont appelés à servir de prétexte à des significations autres ». Parmi ces « formants plastiques », on peut prendre l’exemple des contrastes et en particulier du clair-obscur. La distinction entre l’ombre et la lumière forte dans un tableau permet de mettre en valeur certains éléments. Par exemple, dans la Conversion de Saint Paul du Caravage, présente dans une chapelle de l’église Santa Maria del Popolo à Rome, la lumière semble venir de l’extérieur et rentrer dans le tableau, ce qui inclut l’œuvre dans l’espace réel ; en même temps, la lumière illumine le corps de saint Paul, ce qui rend manifeste son illumination. Le contraste permet donc de superposer deux couches de signification : celle qui a trait à la place de la peinture, à la fois incluse dans la réalité et distincte d’elle, et celle qui a trait au miracle théologique qui a lieu devant le spectateur. C’est donc bien le travail sur la structure même du tableau, ses contrastes et son rythme, qui constitue un langage autre : langage à la fois intraduisible dans le langage verbal et en même temps pleinement signifiant.

En somme, on ne peut négliger la spécificité du langage artistique. Si l’art partage avec le langage verbal certaines propriétés et certaines fonctions, en particulier une certaine dimension référentielle et expressive, son fonctionnement reste très différent, notamment du fait de la place qu’occupe la matérialité du signe dans l’œuvre artistique. Cette matérialité invite à trouver le sens des œuvres non dans un signifié auquel elles renverraient, mais dans leur rythme immanent et à comprendre la logique d’un langage autre, qui signifie sans négliger la matérialité du signe.

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