Le sujet invite à réfléchir à une opération humaine fondamentale – l’usage du langage en situation d’interaction concrète – par le recours à une catégorie épistémique classique des sciences humaines et sociales : l’idée de transaction, qui est d’usage commun en droit, en économie et en sociologie.
1. La langue est comme un produit sur un marché, ou comme de la monnaie, instrument et norme des échanges, ainsi que réserve de valeur. Dès lors, se parler relève bien d’une transaction symbolique.
A. La langue est communément présentée comme un support de l’information et comme un instrument. Toutefois, elle est aussi un produit, susceptible d’être apprécié,comme tout produit, par les règles de son insertion dans un marché. Cf. Platon, Gorgias (le personnage de Gorgias). Comme la monnaie, la parole mesure des rapports entre offre et demande : il y a une offre de parole – le locuteur – et une demande – son public, son auditoire, éventuellement ses interlocuteurs.
B. De même qu’un produit sur un marché, la rareté relative de la parole peut contribuer à l’apprécier. Comme pour un produit, l’utilité marginale de la parole est décroissante : la saturation de l’espace linguistique – le bavardage – lui fait perdre son crédit. Enfin, à l’instar de n’importe quel produit sur un marché, des biais de situation peuvent altérer la valeur de la parole : ainsi, l’accréditation symbolique ou dogmatique que représente un titre, un diplôme, etc. Cf. Bourdieu, Ce que parler veut dire. La parole est donc bel et bien un produit soumis aux lois d’un marché : se parler, c’est opérer une transaction symbolique, dont l’équilibre n’est pas garanti.
C. Dès lors, aux sens syntaxique et sémantique de la parole s’ajoute un sens pragmatique : se parler, c’est construire une valeur distinctive qui résulte de la mise en relation opérée par les interlocuteurs, de façon consciente ou non, entre tel produit linguistique offert par tel locuteur socialement caractérisé et les produits concurrents, simultanément proposés dans un espace social déterminé. La parole apparaît plus généralement comme un système d’accréditation généralisé qui s’appuie sur une concurrence pour chercher à la réduire. Ainsi, comme l’écrivait Samuelson et Nordhaus dans Économie, on peut bien conclure à propos des transactions linguistiques qu’elles sont structurées comme un marché, c’est-à-dire « un mécanisme par lequel des acheteurs et des vendeurs interagissent pour déterminer le prix et la quantité d'un bien ou d'un service ».
2. Toutefois, la parole est nécessairement la mise en œuvre d’un écart, en première personne, par rapport à la norme linguistique. La transaction linguistique est donc toujours atypique, irréductible à une communauté linguistique homogène qui n’a pas d’existence réelle, pas davantage qu’il n’existe une forme pure de marché.
A. Parce que la parole est toujours un acte en première personne, elle instaure un écart à l’égard de la norme linguistique entendue grammaticalement, comme de la norme linguistique entendue comme usage moyen de la langue. De sorte que la parole en première personne favorise l’inclusion sociale ou, au contraire, l’exclusion sociale du locuteur, selon la capacité de ce dernier à être entendu de façon fluide. Dans la transaction linguistique, c’est donc moins le produit échangé qui importe que la capacité d’échange : sur ce point, la parole paraît en réalité plus proche de la monnaie – réserve de valeur – que d’un pur produit.
B. Cette individualisation du dire suppose, pour être appréciée, des qualités méta-discursives d’évaluation linguistique qui sont inégalement distribuées. Saisir la polysémie inhérente à l’ubiquité sociale de la langue n’est pas aisée. Il en résulte du moins que la parole n’est jamais hors-sol et, comme le soutient Noam Chomsky dans Questions de sémantique : « le locuteur-auditeur idéal, inséré dans une communauté linguistique homogène, connaissant exhaustivement sa langue, donc à l’abri des effets grammaticalement non-pertinents » n’existe pas.
C. Dès lors la mise en œuvre du chiffrement et du déchiffrement de la parole est une compétence qui caractérise aussi bien la production verbale que sa réception ; s’établit ici un rapport de force symbolique entre producteur et récepteur, pourvus l’un et l’autre d’un certain capital symbolique, nécessairement déséquilibré de fait. Si la parole est un produit sur un marché, ou une monnaie permettant les transactions, elle n’est pourtant pas réglée par un marché libre : sa valeur dépend, pour l’essentiel, de rapports de force symboliques qui s’établissent entre locuteurs. Cf. Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique.
3. Se parler n’est donc pas réductible à une transaction quelconque : s’y joue une dimension symbolique et indirectement politique, qui en constitue l’essentiel.
A. Le discours d’autorité, tout d’abord, qui pourrait apparaître comme une situation d’exception, est en réalité hautement significatif : la parole est censée y valoir indépendamment des conditions de son intelligibilité. La réciproque politique d’une telle proposition est que toute institution est nécessairement un lieu de production de discours, dont l’enjeu est la fondation d’un certain ordre social. Cf. l’enquête de l’abbé Grégoire sur les patois, présentée à la Convention le 16 prairial de l’an II.
B. Existent donc des césures dynamiques qui traversent un espace linguistique réellement caractérisé par une hétérogénéité irréductible. Ces césures, qui recoupent en partie seulement les rapports politiques et sociaux de domination, attestent d’une intrusion institutionnelle forte dans la production de la parole, qui nous éloigne de la simple analogie avec un marché libre. Se parler n’est pas opérer une transaction comme les autres : c’est s’insérer dans un ordre institutionnel qui nous traverse et, parfois, menace de nous assujettir. Cf. De Certeau, Une politique de la langue.
C. Toutefois, cette menace d’assujettissement n’est pas radicale : les appropriations individuelles de la parole permettent une subversion discrète de l’ordre linguistique, qui est aussi une critique latente de l’ordre institutionnel. En ce sens, se parler, ce n’est pas seulement opérer une transaction, mais toujours aussi s’écarter de l’ordre convenu des conventions (cf. Platon, Gorgias, les arguments de Socrate) par l’introduction de variations infimes dont la valeur est purement différentielle. Se parler est donc une promesse de libération. Cf. De Certeau, La Prise de parole et autres écrits politques.