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Paris fait-elle encore rêver ? (thème 2024)

Scorsese a déclaré, dans Le Nouvel Observateur du 8 décembre 2011 : « Mon Paris est une ville de rêve, une cité de cinéma ». Il s’inscrit ainsi dans la longue tradition d’Américains qui, depuis 1920, aiment Paris. Et, en effet, Paris fait rêver. C’est une ville d’exception, qui attire nombre de provinciaux et d’étrangers pour de multiples raisons : être dans l’un des « centres du monde », toujours en mouvement, toujours vivant ; trouver un travail prestigieux ou bien rémunéré, ou bien travailler dans l’industrie de la mode et du luxe ; être proche des centres de décisions politiques et économiques, etc. Bien des gens sont venus à Paris mis en mouvement par la force d’attraction de la capitale.

Pourtant, diverses crises ne remettent-elles pas en cause la capacité de Paris à faire rêver ? Son aura n’est-elle pas entachée de la réalité prosaïque, qui se décline négativement sur les plans économique, politique et social, environnemental, et qui nous révèle que vivre à Paris expose à la déception ? N’y a-t-il pas bien des raisons qui motivent les Parisiens eux-mêmes à quitter Paris, ou bien pour la banlieue, ou bien pour la Province ?

Paris a-t-elle encore le pouvoir de faire rêver ? Le décalage n’est-il pas désormais trop grand entre l’image qu’on s’en fait et sa réalité, pour qu’on puisse échapper à la déception ? Pour mesurer cet écart entre le rêve et la réalité, nous verrons dans un premier temps ce qui explique la fascination qu’exerce Paris, aussi bien en France que dans le monde. Mais il faudra, dans un second temps, reconnaître que Paris est source aussi de déception, et d’autant plus grande sans doute quand l’idéalisation réduisait la capitale à un décor de film ou de carte postale.

1] Paris, « ville de rêve ».

a/ L’attraction exercée par Paris ne se dément pas : elle est la première destination touristique en 2022. C’est que Paris sait faire rêver : elle est un produit qui se décline dans les publicités, dans les films, dans les romans, et sur bien des supports : cartes postales, boules à neige, tee-shirts, etc. Qui s’étonnera, cependant, que cette communication rencontre le succès ? Paris semble à la mesure des attentes. Ses monuments sont nombreux et fameux : la Tour Eiffel, Notre-Dame de Paris, ou le Sacré-Cœur ; ses places – telles que la Concorde, le Trocadéro ou la place Vendôme, permettent des déambulations environnées de beauté, que ce soit en extérieur, ou en intérieur. Car il faut ajouter aux monuments, les beautés exposées dans les musées, tels que le Louvre, le Grand Palais, le musée du Centre Pompidou, ses salles de concert, comme le Trianon ou l’Opéra Garnier. De multiples spectacles garantissent des expériences mémorables, et tous les arts s’exposent à Paris, de manière à satisfaire et renouveler incessamment notre besoin de beauté.

b/ Pour celui qui aurait tout vu, il est possible encore d’imaginer. Car Paris fascine aussi par son histoire. Marcher dans Paris, c’est retrouver les endroits fréquentés par les grands noms du passé ou hantés par les événements qui ont fait l’histoire d’un pays. Ainsi, la place de l'Hôtel de Ville, quand elle s’appelait encore place de Grève, était le lieu où se déroulaient les exécutions capitales, comme, en 1610, celle de Ravaillac, meurtrier de Henri IV. Et la place de la Concorde, anciennement place de la Révolution, est l’endroit où, en 1792, fut exécuté le roi déchu, Louis XVI. Combien gagne en relief aussi la cathédrale de Paris, pour celui qui a à l’esprit Notre-Dame de Paris de Hugo et son Quasimodo ! On peut aussi s’asseoir dans Paris et poursuivre le voyage. Par exemple, en s'installant au Café de Flore, dont le premier étage était le quartier général de Beauvoir et de Sartre, de Camus et Merleau-Ponty. Ou encore en s’installant à la Closerie des Lilas, que fréquentaient Zola, Apollinaire, Picasso, ou, dans les années 20, Fitzgerald, qui y fit lire son manuscrit de Gatsby le Magnifique, et Hemingway, qui y écrivit son roman Le Soleil se lève aussi. L’histoire de Paris est telle que, à celui qui la connaît, sont promises des incursions dans le passé, des évocations sublimes, lui faisant côtoyer les artistes et intellectuels qui ont foulé ses trottoirs et occupé ses comptoirs.

c/ C’est le même Hemingway qui écrivait : « Il n'y a que deux endroits au monde où l'on puisse vivre heureux : chez soi et à Paris ». Et n’y a-t-il pas, en effet, à Paris un autre art, qu’on ne trouve ni dans les musées ni dans les pierres, parce qu’il constitue une manière d’être, un art de vivre spécifique, qui laisse une grande place au bonheur ? Car Paris, c’est aussi prendre le temps, en buvant à la terrasse d’un café, en écoutant un air d’accordéon, ou encore en regardant les échoppes des bouquinistes sur les bords de Seine par exemple. Il y a un aspect épicurien dans la vie parisienne, fondé sur une gaieté, une « joie de vivre », un « savoir-vivre », qui font les « bon vivants » : autant d’expressions typiquement françaises qui qualifient une manière d’équilibrer l’existence, en se consacrant au travail, mais aussi aux amitiés et aux amours. Après tout, il existait, à Paris, un ministère du Temps libre, chargé de « conduire par l’éducation populaire, une action de promotion du loisir vrai et créateur et de maîtrise de son temps »… Certes, il fut éphémère – de 1981 à 1983 – on lui doit tout de même les chèques-vacances. Mais sa politique devait accompagner l’action du gouvernement socialiste, qui visait la réduction du temps de travail, l’abaissement de l'âge de la retraite, et la réduction de la durée hebdomadaire de travail.

Pourtant, la réalité est-elle à la mesure du rêve ?

2] Le vrai Paris.

a/ Certes, respirer l’air de Paris ne coûte rien, non plus se promener sur les quais de la Seine. Mais simplement résider à Paris est de plus en plus onéreux. La gentrification est le processus d’embourgeoisement d’un quartier. Le processus est séculaire : la propriété urbaine, à Paris en particulier, est la forme de richesse qui a le plus augmenté, avec des accélérations selon les périodes : par exemple, lorsque la noblesse au XVIIe siècle migre à Paris et vient y dépenser ses revenus. La transformation de Paris, sous le préfet Haussmann, au milieu du XIXe siècle, est un autre accélérateur de renchérissement. Elle détruit le « vieux Paris », ce « centre de la ville, obscur, resserré, hideux, [qui] représente le temps de la plus honteuse barbarie », et dont parle Voltaire dans Embellissements de Paris en 1749. La modernisation de Paris déplace ce faisant les populations pauvres du centre vers la périphérie, et augmente la valeur des quartiers centraux auparavant populaires. Depuis les années 2000, à l’exception de la crise des marchés financiers de 2008, la hausse est spectaculaire à Paris, au point de repousser les classes moyennes hors de la capitale, réservée dès lors à une élite salariale. L’héritage devient même déterminant dans l’accession à la propriété. Pour la consommation quotidienne aussi, Paris fait partie des villes les plus chères du monde : en 2021, elle est, selon certains classements, la 2e plus chère. Si Paris fait rêver, elle semble pour la plupart destinée à rester un rêve, autrement dit à générer plus de frustration que de plaisir : à quoi bon, dès lors, rêver de Paris ?

b/ Plusieurs éléments permettent, peut-être, de s’en consoler. La recherche d’une meilleure qualité de vie amène d’ailleurs, chaque année, plus de 10 000 Parisiens à quitter la capitale. Paris ne fait pas partie, en Europe, des villes propres. Un signe : il y a plus de rats que d’habitants à Paris : presque deux pour un Parisien – ce qui place Paris à la 4e place du classement mondial pour le nombre de rats qui y vivent… Par ailleurs, la Seine est interdite à la baignade depuis un décret de 1923 à cause de sa pollution. À Vienne, en Autriche, la baignade dans le Danube, le plus long fleuve d’Europe, est un véritable art de vivre, et ils sont 190 000 Viennois à venir se rafraîchir en été sur l'île artificielle du Danube, achevée en 1988 et agrémentée de plages… Paris est aussi la ville française dont l’air est le plus pollué : le trafic automobile, plus important à mesure que les rues dans Paris sont élargies, plus important encore depuis la construction, en 1973, du périphérique parisien, occasionne des embouteillages qui polluent et compliquent la circulation dans la capitale… L’alternative proposée pour traverser Paris est le métro – et Paris fait partie des premières villes à s’être dotées d'un métro en 1900. Mais celui-ci est régulièrement engorgé et les quais sont noirs de monde, sujet de plainte des usagers tant les services ne sont pas à la hauteur des besoins. À titre de comparaison, le métro de Séoul fait partie des attractions de la ville, silencieux, propre, proposant le Wifi aux usagers, coloré et spacieux… Quitter Paris, n’est-ce pas l’opportunité de profiter d'une qualité de vie supérieure ?

c/ Les Parisiens qui resteraient rencontreraient encore une difficulté majeure. Il y a plaisir à vivre à Paris car c’est une ville de rêve. Or, l’industrie du tourisme rend ce rêve accessible, sinon à tous, du moins à tous ceux qui peuvent se le payer, où qu’ils soient dans le monde. Il en résulte que Paris, du moins, certains de ses quartiers (par exemple, le Marais, le Champs de Mars, Montmartre), se « muséifient ». Ces quartiers n’existent plus pour leurs habitants, mais pour ces résidents temporaires que sont les touristes. Aux milliers d’appartements parisiens qui sont des résidences secondaires, s’ajoutent en 2022 45 000 hébergements Airbnb à la disposition des touristes. En résulte une raréfaction des logements disponibles pour la location traditionnelle, ce qui augmente mécaniquement le prix de location pour les habitants ; la vie de quartier est menacée, parce que des commerces de luxe, des restaurants et autres lieux de détente franchisés tendent à remplacer tout ce qui fait le plaisir de la vie de quartier : les commerces de proximité, les cafés et restaurants destinés aux habitués, l’occupation animée des espaces publics par ses habitants... Le plaisir de vivre à Paris disparaît, en tous cas dans ces quartiers destinés au tourisme plutôt qu’à l’habitat. Paris, ville de rêve : mais pour qui ? et pour combien de temps ?...

« Paris, une ville qui était alors si belle que bien des pauvres ont préféré y être pauvres que riches partout ailleurs », écrivait Guy Debord en 1978 à propos du Paris des années antérieures à 1968. A-t-elle gardé assez de beauté pour que la pauvreté – celle des classes populaires et aussi bien celle des classes moyennes – les classes salariées – ne soit pas une raison de la quitter ? Paris existe-t-elle encore pour le peuple de Paris, ou seulement pour « le Tout-Paris » et le tourisme de masse ?

Les voyages nous rendent-ils meilleurs ? (thème 2023)

« Les voyages forment la jeunesse », dit le proverbe. On estime ainsi traditionnellement que les déplacements dans l’espace, la rencontre d’autres hommes, la découverte d’autres cultures et de nouveaux paysages instruisent et développent des vertus telles que la tolérance, le sens de la beauté, l’humanité... Mais cela va-t-il de soi ? Change-t-on d’âme en changeant de climat ? Le philosophe stoïcien Sénèque en doutait et le spectacle contemporain de ces touristes qui se précipitent, soulagés, dans des enseignes qu’ils trouvent dans leur propre pays, peut nous faire douter des vertus du voyage. Il faut également tenir compte de l’impact écologique des voyages et des nuisances engendrées par la surfréquentation touristique. Comment le voyage pourrait-il nous rendre meilleurs quand il contribue à la dégradation du monde dans lequel on vit ? Le problème en somme est de savoir à quelles conditions le voyage peut encore avoir les vertus qu’on lui prête traditionnellement. C’est pourquoi nous commencerons par rappeler ces vertus (I) avant de nous interroger sur les formes contemporaines qu’ont prises les voyages (II) et de réfléchir à de nouvelles façons de voyager (III).

I) Traditionnellement, on prête aux voyages un certain nombre de vertus.

a) La première vertu du voyage est sans doute d’instruire. En effet, le voyage permet de découvrir de nouvelles cultures, de nouveaux usages, de nouvelles mœurs. Pensons, par exemple, à l’importance historique qu’a eue le voyage de Louis-Antoine de Bougainville, en 1768, à Tahiti, pour le siècle des Lumières. La description d’une société plus égalitaire, plus proche de la nature que celle de l’Ancien Régime a profondément éclairé des penseurs comme Diderot, auteur d’un Supplément au Voyage de Bougainville (1779), ou Rousseau qui utilisera le mythe du bon sauvage pour repenser les fondements du contrat social. Que le voyage soit un remède à l’ignorance, l’origine même du terme tourisme l’indique : le « Grand Tour » était en effet un voyage que les jeunes Anglais fortunés effectuaient sur le continent européen pour parfaire leur éducation, un peu à la façon de ces artistes qui, dès la Renaissance, se rendaient en Italie pour compléter leur formation de peintre ou de sculpteur.

b) En plus d’instruire, le voyage est censé être une école de tolérance. En effet, la rencontre concrète des autres hommes vient souvent défaire des préjugés et enseigne à relativiser nos normes de jugement. « La fréquentation du monde », pour reprendre les termes de Montaigne dans le chapitre des Essais qu’il consacre à « l’art de voyager », corrige notre ethnocentrisme. À cet égard, le travail des ethnographes, ces voyageurs professionnels, est exemplaire. Si, comme le dit Claude Lévi-Strauss dans Races et histoire, « le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie », le voyage, en nous révélant l’humanité de l’autre homme, nous civilise.

c) Enfin, le voyage pris au sens le plus littéral de déplacement dans l’espace a des vertus immanentes. En effet, voyager demande de la patience, de l’endurance, de l’attention. Nicolas Bouvier, grand écrivain voyageur, le dit bien dans le Poisson-scorpion : « on ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels. » La route est une forme d’ascèse, de simplification, qui rend plus humble, plus patient. En un sens, c’est une sorte d’exercice spirituel. Ce n’est pas sans raison que de nombreuses religions sanctifient le voyage sous la forme du pèlerinage, à commencer par le hajj des musulmans, un des piliers de l’Islam.

II) Mais il ne va pas de soi que le voyage, sous ses formes contemporaines, reste une école de vertu.

a) Tout d’abord, on peut aujourd’hui s’instruire en restant chez soi et, à l’inverse, rester ignorant en se déplaçant. Déjà Montaigne critiquait ces voyageurs qui, partout où ils vont, « se tiennent à leurs façons » : « J'ai honte de voir nos hommes, enivrés de cette sotte humeur, de s'effaroucher des formes contraires aux leurs. Il leur semble être hors de leur élément, quand ils sont hors de leur village. Où qu'ils aillent, ils se tiennent à leurs façons, et abominent les étrangers. » Or, le touriste contemporain, cet « idiot du voyage », pour reprendre les termes de J.-D. Urbain, n’exige-t-il pas de plus en plus son confort domestique à l’étranger ? Les voyages d’affaires, les voyages organisés, sans parler du tourisme sexuel ou du tourisme de la fête, sont rarement perçus comme des occasions de s’instruire, de se dépouiller, de devenir meilleur !

b) De plus, le voyage contemporain satisfait souvent un désir de consommation et d’ostentation. La pratique du selfie en témoigne. Il s’agit moins de découvrir de nouveaux lieux et de nouveaux modes de vie que de mettre en valeur sa petite personne. Cet égocentrisme du voyageur s’oppose au décentrement qui donne au voyage sa valeur. On est loin alors de l’ascétisme du voyage promu par Nicolas Bouvier dans L’Usage du monde et proche de ce que Rodolphe Christin a nommé L’Usure du monde : une pratique de masse, consumériste, moralement et écologiquement irresponsable. Dès lors, il arrive que le voyage, loin d’être l’occasion d’un dépassement des préjugés, se conclut par un très satisfait : « on est quand même bien mieux chez soi ! ».

c) Enfin, la question écologique ne saurait être ignorée. Une pratique qui, objectivement, contribue à la dégradation des écosystèmes et de lieux parfois merveilleux peut-elle nous rendre meilleurs ? On rappellera ici que la part du tourisme dans l’émission de gaz à effet de serre est de l’ordre de 8 %, que le tourisme accroît la tendance à l’urbanisation des paysages, à la surconsommation. À quoi l’on ajoutera les processus de muséification des villes, de plus en en plus tournées vers le tourisme, de moins en moins vers leurs habitants.

On concèdera ainsi que le voyage peut rendre meilleures certaines personnes, mais il ne va pas de soi qu’il nous rende collectivement meilleurs.

III) C’est pourquoi il faut réfléchir à de nouvelles façons de voyager.

a) Tout d’abord, on peut penser qu’il ne suffit plus de se déplacer pour s’instruire. Il faut aussi s’impliquer, agir, participer. Le tourisme solidaire ou le woofing reposent sur cette idée. Rappelons que le woofing est né en Angleterre en 1971 : il s’agit d’un réseau mondial de fermes biologiques appelé « Working Week-ends on Organic Farms » (WWOOF). Ces fermes proposent un hébergement et une restauration à bas coût en échange d’une contribution aux tâches de la ferme. De la même façon, s’opposant au tourisme de masse réputé ignorant des réalités des pays et de leurs populations, le tourisme solidaire entend proposer une immersion dans une population grâce à la contribution à un projet local.

b) Ensuite, on peut estimer que la sensation de voyager est essentielle pour faire l’expérience du voyage. À cet égard, il ne faut pas que le déplacement soit trop rapide, quasiment indolore. La marche à pied, le slow travel, les voyages à vélo sont ainsi des pratiques de plus en plus prisées, qui par ailleurs ont l’avantage d’être respectueuses de l’environnement. Le voyage peut donc continuer à nous rendre meilleurs, à condition de renouer avec un art de voyager qui n’escamote pas le voyage proprement dit.

c) Enfin, n’est-il pas possible de voyager sans se déplacer ? Les premiers moyens de transport ne sont-ils pas l’imagination, la littérature, la musique, le cinéma ? Le voyage satisfait assurément un besoin humain essentiel : celui de se déprendre de son quotidien, de se décentrer, de regarder le monde et son existence sous des perspectives nouvelles. Ce besoin est noble et voyager en ce sens nous rend meilleurs. Mais inutile peut-être de se déplacer à l’autre bout de la planète pour satisfaire ce besoin. « Pas de meilleure frégate qu’un livre », disait Emily Dickinson !

La maison, un lieu d’authenticité ? (thème 2022)

Sur le marché des valeurs, la vie à la maison est à la hausse. De plus en plus prisée, elle est perçue comme un lieu de réalisation de soi. On y retrouve nos proches, on peut enfin y être soi-même. Mais est-ce si évident ? Dans la Grèce antique, la vie domestique est perçue comme une nécessité. Elle est consacrée à des tâches subalternes : l’alimentation, le repos… Ce serait un moyen, et non un but en soi, une fin. Car, aux yeux des Grecs, l’homme ne serait pleinement lui-même que lorsqu’il s’engage dans la Cité, la Polis. Animal politique, comme le dit Aristote, l’homme ne se réaliserait qu’avec les autres, dans la sphère publique, et non dans la sphère privée. Alors, ce goût de la vie à la maison, ce désir d’être chez-soi pour enfin être soi, est-il un désir d’authenticité ou un désir aliéné ?

I) La maison nous libère de certaines contraintes sociales. Il est normal qu’elle soit perçue comme un lieu d’authenticité.

a) À la maison, le regard des autres ne s’exerce plus sur nous sans notre consentement (sauf voyeurisme intrusif). C’est ce qui distingue l’espace privé de l’espace public. La maison rend donc possibles des formes d’intimité impossibles dans l’espace social, à commencer par l’intimité sexuelle. Ainsi, dans Le Monde naturel comme problème philosophique (1936), le philosophe Jan Patočka écrit que « le chez-soi est un refuge, un lieu où je suis plus à ma place que partout ailleurs ; on ne peut expérimenter plusieurs chez-soi à la fois avec la même intensité. C’est la partie de l’univers la plus imprégnée d’humanité ; les choses y sont déjà, si l’on peut dire, des organes de notre vie. »

b) De plus, la maison est le lieu où l’on se trouve avant d’aller au travail et après avoir travaillé. Lieu de repos, on n’y subit plus la subordination caractéristique de la vie professionnelle. Comme le dit le proverbe, « charbonnier est maître chez lui », aussi modeste soit-il.

c) La vie domestique a ses plaisirs : la décoration intérieure, la cuisine, la réception. Nous sommes de plus en plus nombreux à investir ce mode de vie et à lui consacrer notre temps et notre argent. D’ailleurs, le succès des magazines papier ou télévisuels consacrés à l’aménagement de sa maison confirme l’importance que notre maison a pour nous. Mais il est sans doute possible de s’épanouir chez soi sans verser dans le consumérisme. Dans Chez-soi, Mona Chollet soutient ainsi que la maison est « un lieu où l’on peut être heureux avec assez peu. À partir du moment où l’on a un toit sur la tête, un minimum de confort, de lumière, de chaleur, on peut se contenter de peu. […] Le retour à soi est très rare et peut s’obtenir avec très peu de moyens. »

II) Toutefois, on peut s’interroger sur l’étendue de la liberté que nous laisse la vie domestique.

a) Tout d’abord, la vie domestique est rythmée par des contraintes et la maison elle-même exige de l’entretien (ménage, jardinage, réparations…). Croire qu’on ne travaille pas à la maison, c’est confondre le travail salarié et le travail tout court, confusion qui s’effectue souvent aux détriments des femmes.

b) De plus, le secret de la vie privée n’est pas qu’une bonne chose, car elle protège les violences domestiques. Pour de nombreux individus, la maison est un lieu de peur qui enferme, et non un lieu qui libère.

c) Enfin, le développement du télétravail, l’emprise des réseaux sociaux font que l’espace privé est investi par la société. Il n’est pas si vrai que le regard des autres ne s’exerce plus sur nous quand nous sommes à la maison.

III) À quelles conditions la maison peut-elle donc être un lieu d’authenticité ?

a) Tout d’abord, il y a sans doute des conditions matérielles. Les taudis, bouges et autres galetas insalubres où l’on vit dans la promiscuité ne sont pas propices à l’épanouissement.

b) Ensuite, il y a une condition sociale. La maison ne doit pas devenir un lieu de claustration, volontaire ou non. L’hospitalité est une partie de la solution. Il faut aussi que les pouvoirs publics puissent agir dans les foyers pour protéger les plus faibles.

c) Enfin, il y a une forme de sagesse domestique à acquérir. L’espace privé doit être préservé contre les intrusions de la vie sociale sans devenir un lieu d’isolement. Que la maison puisse renforcer le repli sur soi, c’est ce que redoute Tocqueville dans La Démocratie en Amérique lorsqu’il décrit l’individualisme contemporain : « je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres ».

À ces conditions, la maison sera peut-être un lieu où notre vie se réalise de façon authentique.

Faut-il se méfier de la musique ? (thème 2021)

Homère, au chant XII de l’Odyssée, fait du chant des sirènes un danger mortel. Pour pouvoir l’entendre sans y succomber, Ulysse se fit lier au mât de son bateau par ses propres marins qui avaient pour ordre de ne pas l’en détacher même s’il les en suppliait. Ainsi, la musique et le chant sont-ils présentés comme des puissances dangereuses et séduisantes, dangereuses parce que séduisantes. Mais n’est-ce pas là une méfiance antique excessive vis-à-vis de la musique ? Divertissante, légère, la musique est-elle une menace ? N’est-elle pas plutôt un bienfait, un art de vivre, une consolation ? Certes, un chant, par ses paroles, peut tromper, subvertir, provoquer. Mais n’est-ce pas le texte, plus que la musique, qui doit être incriminé ? Il reste que la musique séduit, charme. Ce qui prouve qu’elle a du pouvoir. Ne pas s’en méfier, n’est-ce pas méconnaître sa puissance de séduction ? Ne peut-elle pas être instrumentalisée politiquement ?
Après avoir exploré ces deux pistes de réflexion, nous nous demanderons si nous ne devons pas davantage nous méfier de la saturation de notre sensibilité par l’omniprésence de la musique que de la musique elle-même.

I) La musique a un pouvoir de séduction, mais dans quelle mesure faut-il s’en méfier ?

a) Les contes et l’opéra décrivent le pouvoir de séduction de la musique et du chant. Dans l’opéra Carmen de George Bizet, inspiré d’une nouvelle de Prosper Mérimée, Carmen, une gitane, dont le nom signifie littéralement « le chant », détourne Don José de sa mission de brigadier par un chant andalous enjôleur, une séguedille. Par son charme (du latin carmen), la musique rapproche les âmes et les corps. L’opéra met en scène cette relation de la musique à la séduction, les boîtes de nuit en font leur fond de commerce.

b) Ce n’est pas que la beauté de la musique qui lui donne du pouvoir, mais aussi la capacité qu’ont certains airs d’occuper nos esprits. Les muses sont filles de Mnémosyne, déesse de la mémoire. Dans La Recherche du temps perdu, Proust lie l’amour de Swann pour Odette à « la petite phrase de Vinteuil », bref morceau d’une sonate fictive qui, à l’instar de son amour, obsède Swann et le fascine. Ce pouvoir de la musique se vérifie aussi par ses usages commerciaux et économiques. Le jingle entêtant occupe nos esprits et facilite la vente de produits.

c) Mais dans quelle mesure faut-il se méfier de ce qui est séduisant ? Tout ce qui est séduisant n’est pas diabolique. Si le pape Jean XXII a condamné, en 1322, la musique polyphonique (« l’ars nova ») suspectée de nous détourner de la dévotion lors de la liturgie en raison de sa puissance de séduction, Clément VI l’a ensuite acceptée, jugeant la méfiance excessive. Et la méfiance peut aussi nous priver de certaines expériences existentielles et intellectuelles majeures. En effet, la musique, loin de nous éloigner de Dieu ou de la réalité, n’est-elle pas un nouveau mode d’accès à Dieu, ou à la réalité ? Schopenhauer soutient, dans Le monde comme volonté et comme représentation (1819), que la musique, parce qu’elle ne cherche pas, à la différence des arts représentatifs, à imiter les apparences d’un monde visible, nous rapproche de la vérité plus qu’elle nous trompe : « dans une langue éminemment universelle, elle exprime d’une seule manière, par les sons, avec vérité et précision, l’être, l’essence du monde ». Sans doute faut-il se méfier des séductrices mal intentionnées, mais la musique en elle-même n’est ni bien, ni mal intentionnée. C’est pourquoi on se méfiera de certains usages de la musique, plus que de la musique elle-même.

II) La musique peut être instrumentalisée politiquement.

a) Déjà Platon, dans la République, préconise un usage politique de la musique, qui doit disposer au courage. Les airs attendrissants sont alors jugés indésirables, politiquement néfastes. Plus près de nous, les régimes totalitaires ont utilisé la musique pour consolider leur pouvoir. Le nazisme, par exemple, a mis le riche passé musical de l’Allemagne au service de la promotion de la supériorité de la culture germanique. L’Ode à la joie, extrait de la Neuvième symphonie de Beethoven, a ainsi été abondamment utilisée lors des événements internationaux (les Jeux olympiques de Berlin de 1936) et privés (les anniversaires d’Hitler).

b) Mais l’instrumentalisation idéologique de la musique existe sans doute aussi dans les démocraties. Le philosophe Adorno a soutenu, dans Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute (1938), que « la musique de masse et la nouvelle écoute contribuent, avec le sport et le cinéma, à rendre impossible tout arrachement à l’infantilisation générale des mentalités ». De fait, la société de consommation a ses musiques lénifiantes qui disposent les individus à une forme de conformisme : lounge music, musique d’ascenseur…

c) Toutefois, la défiance vis-à-vis des usages politiques ne doit pas être poussée trop loin, car la musique est aussi un puissant moyen d’émancipation. Chants satiriques, chants révolutionnaires, contre-culture, subversion, des « mazarinades » à la musique punk, du be-bop au rap, la musique permet à des groupes sociaux méprisés de s’affirmer et de s’exprimer. On se méfiera davantage des régimes qui se méfient de la musique et la censurent que de ceux qui l’autorisent et la promeuvent.

III) Finalement, on peut se demander si ce dont il faut se méfier, c’est moins de la musique elle-même que de son omniprésence qui fait de la musique le bruit de fond de nos existences.

a) Loin d’éveiller la sensibilité, l’omniprésence de la musique peut l’anesthésier. Musique d’ambiance, de jeux vidéos, d’ascenseur (« la « muzak »), musique publicitaire, de variétés… Présentée en permanence à des individus dont il n’est pas attendu des efforts d’attention, la musique altère nos capacités de réceptivité sensible, esthétique et intellectuelle. Milan Kundera, dans L'Insoutenable Légèreté de l'être, décrit ainsi le processus en cours : «  La transformation de la musique en bruit est un processus planétaire qui fait entrer l’humanité dans la phase historique de la laideur totale ». De ce processus, il faut se méfier.

b) Mais certaines expériences musicales font taire le bruit. La musique, sous sa forme supérieure, crée du silence. George Braque, dans le Le Jour et la nuit, y insiste : « Le vase donne une forme au vide, et la musique au silence », « qui écoute le tambour entend le silence ». Une sensibilité plus fine, plus originale peut alors émerger. Tout le § 344 du Gai savoir de Nietzsche, intitulé « Il faut apprendre à aimer », pourrait être cité ici : « il faut d’abord apprendre à entendre […] un thème ou un motif » pour que « l’étranger écarte lentement son voile et se présente à nous comme une nouvelle et indicible beauté ». Le philosophie fait de la musique une école de la réceptivité et de l’amour. Il faut ainsi faire confiance à la musique choisie et non pas subie, écoutée avec attention et non pas assénée.

c) Reste que, dans l’espace que la musique crée en nous, des souvenirs, des pensées, des pulsions, des images peuvent surgir et nous effrayer. Le même Nietzsche, dans La Naissance de la tragédie, décrit l’expérience musicale, individuelle et collective, comme dionysiaque, comme une expérience de l’ivresse et du déchirement. L’ivresse musicale est celle d’un individu qui est dépossédé de lui-même, transporté, en transe ou en extase. Le transport musical peut être doux (« La musique parfois me prend comme une mer », écrit Baudelaire) ou violent. Si la musique peut être utilisée sans retenue pour provoquer ces transports (des excès du romantisme à la transe contemporaine), n’est-elle pas, en dernière analyse et sous sa forme la plus raffinée, un art de la mesure et du rythme, qui sait animer l’intériorité sans la subjuguer ?

Il y a ainsi plusieurs raisons de se méfier de la musique. Puissance de séduction, d’orientation de l’attention, elle peut être instrumentalisée à des fins politiques, idéologiques, mais aussi commerciales. Toutefois, on ne confondra pas les usages de la musique avec l’expérience musicale elle-même. Celle-ci, qui fait taire le bruit environnant, nous renvoie à nous-mêmes, individuellement et collectivement. Se méfier de la musique, n’est-ce pas alors se défier de nous-mêmes, de ces émotions, de ces joies, de ces images, de ces danses qui dorment en nous et que la musique réveille ?

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