Scorsese a déclaré, dans Le Nouvel Observateur du 8 décembre 2011 : « Mon Paris est une ville de rêve, une cité de cinéma ». Il s’inscrit ainsi dans la longue tradition d’Américains qui, depuis 1920, aiment Paris. Et, en effet, Paris fait rêver. C’est une ville d’exception, qui attire nombre de provinciaux et d’étrangers pour de multiples raisons : être dans l’un des « centres du monde », toujours en mouvement, toujours vivant ; trouver un travail prestigieux ou bien rémunéré, ou bien travailler dans l’industrie de la mode et du luxe ; être proche des centres de décisions politiques et économiques, etc. Bien des gens sont venus à Paris mis en mouvement par la force d’attraction de la capitale.
Pourtant, diverses crises ne remettent-elles pas en cause la capacité de Paris à faire rêver ? Son aura n’est-elle pas entachée de la réalité prosaïque, qui se décline négativement sur les plans économique, politique et social, environnemental, et qui nous révèle que vivre à Paris expose à la déception ? N’y a-t-il pas bien des raisons qui motivent les Parisiens eux-mêmes à quitter Paris, ou bien pour la banlieue, ou bien pour la Province ?
Paris a-t-elle encore le pouvoir de faire rêver ? Le décalage n’est-il pas désormais trop grand entre l’image qu’on s’en fait et sa réalité, pour qu’on puisse échapper à la déception ? Pour mesurer cet écart entre le rêve et la réalité, nous verrons dans un premier temps ce qui explique la fascination qu’exerce Paris, aussi bien en France que dans le monde. Mais il faudra, dans un second temps, reconnaître que Paris est source aussi de déception, et d’autant plus grande sans doute quand l’idéalisation réduisait la capitale à un décor de film ou de carte postale.
1] Paris, « ville de rêve ».
a/ L’attraction exercée par Paris ne se dément pas : elle est la première destination touristique en 2022. C’est que Paris sait faire rêver : elle est un produit qui se décline dans les publicités, dans les films, dans les romans, et sur bien des supports : cartes postales, boules à neige, tee-shirts, etc. Qui s’étonnera, cependant, que cette communication rencontre le succès ? Paris semble à la mesure des attentes. Ses monuments sont nombreux et fameux : la Tour Eiffel, Notre-Dame de Paris, ou le Sacré-Cœur ; ses places – telles que la Concorde, le Trocadéro ou la place Vendôme, permettent des déambulations environnées de beauté, que ce soit en extérieur, ou en intérieur. Car il faut ajouter aux monuments, les beautés exposées dans les musées, tels que le Louvre, le Grand Palais, le musée du Centre Pompidou, ses salles de concert, comme le Trianon ou l’Opéra Garnier. De multiples spectacles garantissent des expériences mémorables, et tous les arts s’exposent à Paris, de manière à satisfaire et renouveler incessamment notre besoin de beauté.
b/ Pour celui qui aurait tout vu, il est possible encore d’imaginer. Car Paris fascine aussi par son histoire. Marcher dans Paris, c’est retrouver les endroits fréquentés par les grands noms du passé ou hantés par les événements qui ont fait l’histoire d’un pays. Ainsi, la place de l'Hôtel de Ville, quand elle s’appelait encore place de Grève, était le lieu où se déroulaient les exécutions capitales, comme, en 1610, celle de Ravaillac, meurtrier de Henri IV. Et la place de la Concorde, anciennement place de la Révolution, est l’endroit où, en 1792, fut exécuté le roi déchu, Louis XVI. Combien gagne en relief aussi la cathédrale de Paris, pour celui qui a à l’esprit Notre-Dame de Paris de Hugo et son Quasimodo ! On peut aussi s’asseoir dans Paris et poursuivre le voyage. Par exemple, en s'installant au Café de Flore, dont le premier étage était le quartier général de Beauvoir et de Sartre, de Camus et Merleau-Ponty. Ou encore en s’installant à la Closerie des Lilas, que fréquentaient Zola, Apollinaire, Picasso, ou, dans les années 20, Fitzgerald, qui y fit lire son manuscrit de Gatsby le Magnifique, et Hemingway, qui y écrivit son roman Le Soleil se lève aussi. L’histoire de Paris est telle que, à celui qui la connaît, sont promises des incursions dans le passé, des évocations sublimes, lui faisant côtoyer les artistes et intellectuels qui ont foulé ses trottoirs et occupé ses comptoirs.
c/ C’est le même Hemingway qui écrivait : « Il n'y a que deux endroits au monde où l'on puisse vivre heureux : chez soi et à Paris ». Et n’y a-t-il pas, en effet, à Paris un autre art, qu’on ne trouve ni dans les musées ni dans les pierres, parce qu’il constitue une manière d’être, un art de vivre spécifique, qui laisse une grande place au bonheur ? Car Paris, c’est aussi prendre le temps, en buvant à la terrasse d’un café, en écoutant un air d’accordéon, ou encore en regardant les échoppes des bouquinistes sur les bords de Seine par exemple. Il y a un aspect épicurien dans la vie parisienne, fondé sur une gaieté, une « joie de vivre », un « savoir-vivre », qui font les « bon vivants » : autant d’expressions typiquement françaises qui qualifient une manière d’équilibrer l’existence, en se consacrant au travail, mais aussi aux amitiés et aux amours. Après tout, il existait, à Paris, un ministère du Temps libre, chargé de « conduire par l’éducation populaire, une action de promotion du loisir vrai et créateur et de maîtrise de son temps »… Certes, il fut éphémère – de 1981 à 1983 – on lui doit tout de même les chèques-vacances. Mais sa politique devait accompagner l’action du gouvernement socialiste, qui visait la réduction du temps de travail, l’abaissement de l'âge de la retraite, et la réduction de la durée hebdomadaire de travail.
Pourtant, la réalité est-elle à la mesure du rêve ?
2] Le vrai Paris.
a/ Certes, respirer l’air de Paris ne coûte rien, non plus se promener sur les quais de la Seine. Mais simplement résider à Paris est de plus en plus onéreux. La gentrification est le processus d’embourgeoisement d’un quartier. Le processus est séculaire : la propriété urbaine, à Paris en particulier, est la forme de richesse qui a le plus augmenté, avec des accélérations selon les périodes : par exemple, lorsque la noblesse au XVIIe siècle migre à Paris et vient y dépenser ses revenus. La transformation de Paris, sous le préfet Haussmann, au milieu du XIXe siècle, est un autre accélérateur de renchérissement. Elle détruit le « vieux Paris », ce « centre de la ville, obscur, resserré, hideux, [qui] représente le temps de la plus honteuse barbarie », et dont parle Voltaire dans Embellissements de Paris en 1749. La modernisation de Paris déplace ce faisant les populations pauvres du centre vers la périphérie, et augmente la valeur des quartiers centraux auparavant populaires. Depuis les années 2000, à l’exception de la crise des marchés financiers de 2008, la hausse est spectaculaire à Paris, au point de repousser les classes moyennes hors de la capitale, réservée dès lors à une élite salariale. L’héritage devient même déterminant dans l’accession à la propriété. Pour la consommation quotidienne aussi, Paris fait partie des villes les plus chères du monde : en 2021, elle est, selon certains classements, la 2e plus chère. Si Paris fait rêver, elle semble pour la plupart destinée à rester un rêve, autrement dit à générer plus de frustration que de plaisir : à quoi bon, dès lors, rêver de Paris ?
b/ Plusieurs éléments permettent, peut-être, de s’en consoler. La recherche d’une meilleure qualité de vie amène d’ailleurs, chaque année, plus de 10 000 Parisiens à quitter la capitale. Paris ne fait pas partie, en Europe, des villes propres. Un signe : il y a plus de rats que d’habitants à Paris : presque deux pour un Parisien – ce qui place Paris à la 4e place du classement mondial pour le nombre de rats qui y vivent… Par ailleurs, la Seine est interdite à la baignade depuis un décret de 1923 à cause de sa pollution. À Vienne, en Autriche, la baignade dans le Danube, le plus long fleuve d’Europe, est un véritable art de vivre, et ils sont 190 000 Viennois à venir se rafraîchir en été sur l'île artificielle du Danube, achevée en 1988 et agrémentée de plages… Paris est aussi la ville française dont l’air est le plus pollué : le trafic automobile, plus important à mesure que les rues dans Paris sont élargies, plus important encore depuis la construction, en 1973, du périphérique parisien, occasionne des embouteillages qui polluent et compliquent la circulation dans la capitale… L’alternative proposée pour traverser Paris est le métro – et Paris fait partie des premières villes à s’être dotées d'un métro en 1900. Mais celui-ci est régulièrement engorgé et les quais sont noirs de monde, sujet de plainte des usagers tant les services ne sont pas à la hauteur des besoins. À titre de comparaison, le métro de Séoul fait partie des attractions de la ville, silencieux, propre, proposant le Wifi aux usagers, coloré et spacieux… Quitter Paris, n’est-ce pas l’opportunité de profiter d'une qualité de vie supérieure ?
c/ Les Parisiens qui resteraient rencontreraient encore une difficulté majeure. Il y a plaisir à vivre à Paris car c’est une ville de rêve. Or, l’industrie du tourisme rend ce rêve accessible, sinon à tous, du moins à tous ceux qui peuvent se le payer, où qu’ils soient dans le monde. Il en résulte que Paris, du moins, certains de ses quartiers (par exemple, le Marais, le Champs de Mars, Montmartre), se « muséifient ». Ces quartiers n’existent plus pour leurs habitants, mais pour ces résidents temporaires que sont les touristes. Aux milliers d’appartements parisiens qui sont des résidences secondaires, s’ajoutent en 2022 45 000 hébergements Airbnb à la disposition des touristes. En résulte une raréfaction des logements disponibles pour la location traditionnelle, ce qui augmente mécaniquement le prix de location pour les habitants ; la vie de quartier est menacée, parce que des commerces de luxe, des restaurants et autres lieux de détente franchisés tendent à remplacer tout ce qui fait le plaisir de la vie de quartier : les commerces de proximité, les cafés et restaurants destinés aux habitués, l’occupation animée des espaces publics par ses habitants... Le plaisir de vivre à Paris disparaît, en tous cas dans ces quartiers destinés au tourisme plutôt qu’à l’habitat. Paris, ville de rêve : mais pour qui ? et pour combien de temps ?...
« Paris, une ville qui était alors si belle que bien des pauvres ont préféré y être pauvres que riches partout ailleurs », écrivait Guy Debord en 1978 à propos du Paris des années antérieures à 1968. A-t-elle gardé assez de beauté pour que la pauvreté – celle des classes populaires et aussi bien celle des classes moyennes – les classes salariées – ne soit pas une raison de la quitter ? Paris existe-t-elle encore pour le peuple de Paris, ou seulement pour « le Tout-Paris » et le tourisme de masse ?