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Dans la Divine Comédie de Dante, la structure de l’Enfer est organisée selon la gravité des fautes commises, en fonction desquelles sont hiérarchisées les peines : plus la faute est grave, plus les défunts sont situés dans un cercle reculé de l’Enfer et sont condamnés sévèrement. Par exemple, ceux qui ont commis un crime mus par la colère sont punis moins sévèrement que ceux qui l’ont fait intentionnellement. Virgile explique au chant XI que la malice consiste précisément à vouloir commettre la faute de manière intentionnelle, alors que l’incontinence consiste à être emporté par une passion, de sorte que l’on commet le mal sans en avoir eu l’intention. L’intention désigne alors l’acte de la volonté et établit à la fois le degré de responsabilité de l’agent et de la sévérité de la peine. Le présupposé d’une telle rétribution des peines repose sur l’idée qu’on pourrait vouloir le mal comme une fin consciente. Or, la volonté n’est pas simplement une tendance irréfléchie comme le besoin, ni une tendance passionnelle comme le désire : elle est une tendance guidée par une connaissance rationnelle de la fin. Dès lors, vouloir le mal semble problématique. D’abord parce que le mal n’est pas une chose déterminée que l’on pourrait vouloir : c’est avant tout ce qui est contraire au bien, et ce qui est jugé comme mauvais selon une certaine norme. Ensuite parce que la volonté implique une connaissance rationnelle de cette norme : si l’on sait que quelque chose est mal, qu’il s’agisse d’un mal pour soi (douleur ou tristesse) ou d’un mal moral (d’une injustice), peut-on le vouloir ? La volonté ne se dirige que vers ce qu’elle estime être bon et le mal est avant tout ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous arrive. Si la volonté suppose l’examen rationnel de sa fin, elle implique la détermination d’un motif qui pousse la volonté à se diriger vers une fin ; mais le motif ne paraît pas être identifiable avec le mal, qui est plutôt un motif d’aversion et de répulsion. Cependant, si l’on n’accepte pas la possibilité de vouloir le mal, il semble qu’on ampute la volonté d’une part de sa liberté : elle serait déterminée à suivre ce qui est jugé comme bon. Il n’y aurait alors pas de fondement interne à la responsabilité et l’acte mauvais, le mal moral, se réduirait à être l’effet de l’ignorance ou d’une cause extérieure à la volonté, comme la passion. Il semble possible de vouloir le mal en pensant qu’il s’agit du bien (c’est la définition de l’erreur morale), mais est-il possible de vouloir le mal en tant que c’est mal, voire parce que c’est un mal ? Comment la volonté, qui porte sur ce qui a été déterminé comme bon, peut-elle prendre pour objet le mal, ce que la raison a déterminé comme contraire à la volonté ? Il s’agit d’interroger à la fois la possibilité logique qu’une tendance se détermine consciemment vers ce qui la repousse et le problème éthique qu’il y aurait à faire du mal l’objet de la volonté.
On peut d’abord interroger la possibilité de faire du mal l’objet de la volonté, en dehors du cas de l’ignorance. Le mal est d’abord ce qui est contraire à notre avantage, mais il faut distinguer le mal réel, objectif, ce qui est mal car cela contrevient à une règle morale, à une norme, et le mal apparent, ce qui nous semble être mauvais car on le juge tel. Peut-on donc vouloir ce qu’on juge être mauvais ? Platon soutient que cela n’est pas possible : on ne peut pas vouloir de plein gré le contraire de ce qu’on juge être bon. Le Protagoras montre donc que si l’on veut le mal, c’est qu’on se trompe, c’est-à-dire qu’on juge bon pour soi ce qui est mauvais en soi. Celui qui commet un crime le fait parce qu’il considère que c’est son avantage, sans savoir qu’en réalité cela ne l’avantagera en rien. Bien plus, Platon soutient que si l’on connaît le bien, on ne peut le juger mauvais et l’on ne peut s’empêcher de le faire. Connaître une valeur c’est savoir aussi combien elle est bonne ; c’est une question de mesure, et non simplement d’essence. On ne peut donc pas ne pas vouloir le bien une fois qu’on l’a connu. Mais cette thèse semble surtout valoir pour le mal subi : il paraît absurde que quelqu’un veuille ce qui lui semble être mauvais pour lui. Mais ne peut-il pas vouloir ce qu’il sait être mauvais pour l’autre ? Qu’en est-il du mal commis ? Pour Platon, c’est essentiellement parce que l’acte moral atteint la qualité de notre âme, que commettre volontairement une injustice est impossible : si l’on sait ce qu’est le mal moral, on ne peut le commettre. Le mal ne peut donc être voulu au sens fort, il y a une impossibilité logique si l’on considère que la volonté s’accompagne de la connaissance réfléchie de son objet. Le mal ne peut être voulu qu’au sens faible, si l’on ignore qu’il est mauvais ou si l’on croit qu’il s’agit d’un bien. Il paraît exister une limite à la volonté, qui paraît ordonnée au bien apparent et que le travail de la sagesse doit orienter vers le bien réel.
Et pourtant, nous avons l’expérience de personnes qui veulent le mal en sachant que c’est contraire au bien. Quel statut leur donner ? Pour Platon, il s’agit là de fausses déclarations : de telles personnes, qu’on connaît dans l’Antiquité sous le nom d’acratiques, ne savent pas ce qu’est le vrai bien. Malgré tout, l’Antiquité fournit de nombreux exemples de personnages qui paraissent agir contre la volonté : ils veulent le mal et le font au sens où ils font et veulent le contraire de ce qu’ils jugent bon. Ainsi, Ovide fait s’exprimer ainsi Médée, qui s’apprête à tuer ses enfants pour se venger de Jason : « je vois le meilleur, et je l’approuve et pourtant je fais le pire ». Médée juge donc bien qu’il vaudrait mieux ne pas tuer ses enfants, et pourtant elle fait le pire, ce qu’elle sait être contraire au mal, du fait de son appétit de vengeance. La cause d’une telle déviance serait donc, non à proprement parler l’ignorance, mais la passion : certes, tuer ses enfants est un mal (pour elle) et un crime moral, mais la passion de vengeance l’emporte sur la volonté rationnelle. Le mal n’est donc ici pas véritablement voulu en première intention. D’abord, parce qu’il est voulu dans un contexte : le but de Médée est de se venger. Ensuite, parce que le mal n’est pas voulu rationnellement, mais désiré sous le coup d’une passion. Il est donc possible de vouloir faire ce qu’en temps normal on ne voudrait pas faire, et c’est ce qui explique des phénomènes comme le remords, c’est-à-dire le sentiment moral qui exprime notre capacité à faire et vouloir à un moment ce que nous ne voudrions pas faire dans l’absolu. Aristote définit ainsi l’acrasie comme la possibilité de faire et vouloir ce qu’on ne voudrait pas en général. L’homme acratique a plutôt un bon caractère mais il succombe à sa passion : il n’ignore pas la droite règle, mais il agit dans l’ignorance, c’est-à-dire qu’il oublie temporairement la droite règle lorsqu’il agit. Il n’actualise pas sa bonne disposition éthique car il ne résiste pas à sa passion. Aristote présente ce phénomène comme une substitution des maximes : la maxime particulière (ce gâteau est bon) se substitue à la maxime générale (il ne faut pas goûter ce qui est trop sucré), qui est connue en puissance, mais pas en acte au moment de commettre l’acte. Cette ignorance temporaire et dispositionnelle explique donc qu’on puisse vouloir le mal en sachant par ailleurs qu’il s’agit d’un mal. Aristote n’explique pas ce qui semble être le cas de Médée : une volonté simultanément consciente du mal et du bien, qui choisirait le mal ; mais il permet d’expliquer que des personnes qui savent ce qui est bon et mauvais en général, commettent le mal à un moment donné.
Qu’en est-il donc de l’homme pervers, qui, selon Aristote, fait le mal pour le mal, par intention, parce qu’il a une mauvaise disposition éthique ? Le fait-il simplement parce qu’il ignore le bien objectif ? Cette réponse paraît limitée pour deux raisons. D’abord, il y a une rationalité du mal : on peut délibérer sur les moyens nécessaires pour faire quelque chose qui fait du mal à quelqu’un d’autre. Ensuite, on peut prendre du plaisir à faire du mal. C’est le phénomène de la cruauté. Le mal n’est certes pas alors désiré absolument, mais il est désiré comme moyen d’une fin autre (le plaisir). Schopenhauer souligne que la cruauté suppose non seulement à la possession d’une tendance à se conserver et à souffrir devant l’adversité (ce qu’il nomme volonté), mais aussi à une forme d’intelligence. Ainsi, l’homme est conscient qu’il pourrait ne pas souffrir lorsqu’il souffre, ce qui nourrit son envie à l’égard de ceux qui souffrent moins. Il peut donc désirer faire du mal pour alléger sa souffrance. Dans cette analyse, la poursuite du mal n’est pas absolue, elle n’est pas sans motif, mais elle suppose toutefois une analyse rationnelle (à défaut d’être raisonnable). La cruauté devient un moyen détourné pour la volonté d’alléger sa souffrance fondamentale, et de se procurer un plaisir ; l’intellect sert bien la volonté du mal.
La question est désormais de savoir s’il est possible de vouloir le mal autrement que comme un moyen pour une autre fin, sans présupposer d’autre motif que le mal. Ce serait le mal absolu. Peut-on commettre l’injustice pour être injuste ? Cette possibilité suppose la liberté totale de la volonté par rapport à son objet : la volonté comme cause totalement libre, qui pourrait choisir son objet indépendamment de toute raison. Selon Augustin, la volonté du mal est précisément une preuve du libre arbitre, de la capacité à se déterminer soi-même, quel que soit l’objet et avant toute connaissance. Ainsi le péché originel ne vient pas d’une connaissance (puisque la connaissance est apparue après le péché originel), ni d’une séduction de la part du serpent : Adam et Ève l’ont commis par volonté, la volonté est première et le raisonnement suit comme une excuse. Il faut d’abord consentir au mal, à la tentation. Celle-ci est une sollicitation, mais elle n’est pas la cause suffisante et nécessaire de l’acte. C’est la volonté qui est la cause réelle et complète du mal moral. Dans le livre III du Traité du libre arbitre, Augustin soutient même qu’il vaut mieux être un être qui peut pêcher qu’un être non-libre. La volonté du mal est donc une possibilité immédiate. Dans ce contexte, on peut vouloir contre son jugement rationnel. Duns Scot développera cette idée en soulignant que la volonté est absolument libre : elle peut ne pas consentir au bien, contrairement à l’intellect, qui doit accepter le vrai et l’évidence. Ainsi, on peut ne pas vouloir le bonheur, qui n’est pas une fin qui s’impose à nous. Si l’on considère que le raisonnement n’est pas capable de contraindre la volonté, si le raisonnement pratique n’a pas d’efficacité sans le concours de la volonté, il devient possible de penser une volonté qui agit contre l’avis de la raison, et donc une volonté du mal. Je peux donc vouloir l’injuste tout en sachant que c’est injuste. Mais Scot pose deux limites à cette liberté de la volonté. D’abord, je peux ne pas vouloir le bonheur, le refuser, mais je ne peux pas le haïr, car ma raison me dit qu’il est bon en soi. Le sacrifice est possible, mais il n’implique pas une haine positive du bonheur. Ensuite, il est quasiment impossible de vouloir ce qu’on juge être mauvais pour soi. On peut vouloir l’injuste, ce qu’on sait être mauvais pour autrui, parce qu’on considère que cela nous est avantageux. Mais on ne peut pas vouloir le mauvais, car alors la volonté voudrait ce qu’elle ne veut pas.
En somme, il paraît difficile de penser une intention inconditionnée pour le mal. Il est possible d’agir contre ce qu’on sait être bien, mais c’est souvent parce qu’on lui préfère autre chose. Kant définit précisément le mal radical comme la possibilité de vouloir contre la loi morale qu’il a en lui. L’homme possède, en tant que personne rationnelle, un savoir de ce qui est bon, mais il peut préférer satisfaire ses pulsions pathologiques et subordonner la loi morale au pathologique. La sensibilité n’est pas mauvaise en soi, mais c’est le fait de choisir contre la loi morale, de subordonner ce à quoi on devrait tout subordonner qui constitue le mal radical. On n’agit alors que si cela satisfait ses désirs, et l’on inverse l’ordre de la moralité, qui est d’obéir à des maximes que l’on pourrait universaliser sans contradiction. En revanche, Kant souligne que vouloir désobéir à la loi morale sans motif, pour lui désobéir, relève d’une volonté diabolique, qui n’a rien d’humain. Le libre-arbitre n’est donc pas la capacité à se déterminer sans motif, mais la capacité à préférer un motif à un autre, à n’être contraint par aucun motif spécifique, fût-ce la loi morale. On peut refuser, pour un motif pathologique, l’autonomie, la liberté positive qui consiste à obéir à la loi morale dont on est la source ; mais on ne peut pas simplement agir contre la loi morale.
Comme on le constate, il paraît possible de penser une volonté consciente du mal, un refus du bien, mais difficilement une volonté du mal pour le mal, sans autre motif. Pour Kant, une telle volonté diabolique est pensable, mais pas concevable comme un acte humain. Dans les Caves du Vatican, Lafcadio désire se prouver qu’il est libre de faire un acte sans cause, et c’est pourquoi il commet un meurtre dans le train. Mais vouloir se prouver qu’on est libre, n’est-ce pas déjà se donner un motif, certes inexcusable, pour commettre le mal ? La volonté apparaît comme la capacité libre à choisir contre ce qui est jugé rationnellement ou imaginativement bon, pas à désirer sans motif aucun.