Les trois auteurs cités sont fréquemment comparés car ils ont en commun une distance critique voire satirique à l’égard de leur sujet. Le clivage entre le monde du lecteur et le monde du personnage est maximal ; la férocité de l’auteur est perceptible dans des jugements explicites, les traces d’ironie ou tout simplement la fable elle-même.
Guy de Maupassant, Aux champs
Cette œuvre fait partie des nouvelles les plus noires de Maupassant. La présentation des mœurs et des valeurs du monde paysan est clairement disqualifiante. Le narrateur montre une condescendance totale : « Tout cela vivait péniblement de soupe, de pommes de terre et de grand air ».
L’onomastique est satirique (les Tuvache et les Vallin). L’opposition entre le monde de la campagne et celui de la ville est poussée à son comble : Madame d’Hubières survient un matin dans un hameau normand et achète un enfant à une famille de pauvres paysans, les Vallin, faute de pouvoir acheter Charlot, le fils de la famille voisine des Tuvache, qu'elle convoitait au départ.
Quand l’enfant adoptif revient au pays quelques années plus trad, il fait grande impression. « C’est-i-té, m’néfant ? » La nouvelle se clôt sur l’insulte lancée par le fils Tuvache, devenu jaloux du destin de son ancien camarade de jeux, à ses parents : « Manants, va ! »
Anton Tchekhov, La Mort d’un fonctionnaire
Dans la plupart des nouvelles qu’il a écrites au début de sa carrière, Tchekhov adopte une distance ironique qui ne laisse aucun doute sur la position de surplomb qu’entend conserver l’auteur par rapport à son sujet. Dans les récits publiés entre 1880 et 1887, le ton est franchement comique, voire sarcastique.
Dans La Mort d’un fonctionnaire notamment, le « rond-de-cuir » est présenté avec une cruauté réjouissante. Un obscur fonctionnaire dont le nom (Tcherviakov) signifie à peu près « ver de terre » éternue à l’opéra sur le crâne d’un général. Alors qu'il cherche à s’en excuser, il importune ce personnage important à de nombreuses reprises et finit par mourir de n’avoir pu être écouté.
La nouvelle, très brève, est construite sur le principe de la répétition : la même scène d’humiliation se joue par trois fois. Le petit homme est ridiculisé par un défaut de prononciation (« Vot’Esselence ») et la reprise incessante du mot « Excusez ». Le recours au type et l’usage du discours direct sont ici les deux procédés majeurs au service de la satire. Et la chute est brutale puisque le personnage meurt : lui et son système de valeurs sont radicalement rejetés.
Giovanni Verga, Nedda
Après la réunification (1861), trois écoles se distinguent en Italie. Celle du nord, autour de Milan, la « scapigliatura » bourgeoise et bohème, est avant-gardiste. Celle du centre, de Toscane, est dominée par la figure de Federigo Tozzi (1883-1920), écrivain subtil des choses évanescentes. Celle du sud, est dite « vériste » et s'attache à décrire les conditions de vie des misérables.
Verga (1840-1922) est l’un des représentants les plus connus de ce mouvement (dont s’inspirent Leonardo Sciascia et plus tard Andrea Camilleri) avec notamment un récit consacré aux pêcheurs siciliens, Il malavoglia (Le Mal de vivre). On pourrait avec le personnage de Nedda se trouver en plein réalisme misérabiliste : une jeune paysanne totalement démunie travaille rudement aux champs pour survivre alors qu’elle a la charge de sa vieille mère malade. Celle-ci meurt dans la misère et le dénuement, mais la jeune femme semble finalement trouver le chemin du bonheur lorsqu’elle épouse un jeune ouvrier agricole.
Toutefois, celui-ci finit par l’abandonner et Nedda retombe dans la misère totale. On ne peut en conclure pour autant que l’auteur en appelle à la justice et à la compassion à l’égard de son personnage : la sanction du récit est sévère. Le système de valeurs de l’héroïne, dominé par le goût du sacrifice et un ascétisme héroïque, est mis en échec. C’est en décrivant ce comportement, fait de soumission et de vertu candide que Verga juge son personnage.