Le rire carnavalesque est une notion que l’on doit au grand critique russe Mikhaïl Bakhtine, dont les écrits ont fortement influencé la pensée française des années 70. Il définit cette notion dans son ouvrage intitulé L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance (1970 pour la traduction française). Il s’agit du mode d’expression caractéristique de la culture comique du peuple tel qu’il se manifeste notamment pendant les fêtes du carnaval, une culture qui se conçoit par opposition à la culture officielle sérieuse.
Ce rire de fête a ceci de particulier qu’il est collectif, universel (il détrône tout et toutes sortes de gens), mais aussi ambivalent (c’est-à-dire joyeux et sarcastique à la fois). Il n’épargne pas ceux qui rient eux-mêmes, c’est ce qui le distingue radicalement du rire sarcastique moderne, qui lui n’est pas consensuel. Le rire carnavalesque équivaut à une vision du monde : il propose à tous un monde autre, utopique. Rabelais est décrit par Bakhtine comme un sommet du rire carnavalesque à l’échelle mondiale.
Ce rire est présent dans la fête même, mais aussi dans une littérature imprégnée de la vision carnavalesque du monde : la littérature comique médiévale et notamment le théâtre (Le Jeu de la feuillée, par exemple, d’Adam de la Halle), la littérature latine parodique, la littérature de la Renaissance (L’Éloge de la folie d’Érasme, par exemple).
Bakhtine rattache ce mode d’expression à une conception particulière du monde qu’il nomme le réalisme grotesque où l’élément matériel et corporel joue un rôle essentiel et joyeux. Tout ce qui concerne le manger, le boire, les besoins naturels, est rattaché à l’ordre du monde et ce dont il est question appartient au peuple tout entier. Ce qui concerne la vie corporelle est conçue de manière positive et connote la fertilité, la croissance, l’abondance.
Le principe essentiel du réalisme grotesque est ainsi le rabaissement : l’on discrédite ce dont on parle en le tirant vers le bas, le corps, les organes génitaux, les fonctions naturelles, mais ce « bas » correspond au principe de renouveau, de recommencement car la terre et le corps sont féconds, ils se régénèrent.
Tout ce qui est déformation, métamorphoses, grimaces fait partie de l’imagerie grotesque : car celle-ci s’attache à tout ce qui est inachevé. La langue joue évidemment un rôle essentiel : le vocabulaire de la place publique fait d’imprécations et d’injures comme de louanges sarcastiques, la parodie de la culture officielle (des sermons ou des éloges).