À côté de l'approche généalogique, Nietzsche a développé, suite à ses études en philologie grecque, une approche dite « philologique », qui consiste à développer l'« art de bien lire » ; elle
est cet art vénérable qui, de ses admirateurs, exige avant tout une chose, se tenir à l’écart, prendre du temps, devenir silencieux, devenir lent, — un art d’orfèvrerie, et une maîtrise d’orfèvre dans la connaissance du mot, un art qui demande un travail subtil et délicat, et qui ne réalise rien s’il ne s’applique avec lenteur. (Aurore, avant-propos, §5)
La philologie est une discipline de l'esprit qui propose d'évaluer de manière critique les interprétations du réel à partir de la question de savoir :
- s'il s'agit d'une bonne lecture, qui correspond au texte des apparences ;
- si cette lecture ne présuppose pas davantage qu'il n'est nécessaire et, loin d'être une description du réel, n'en est pas plutôt une falsification, une projection de besoins subjectifs.
Cette attitude implique de « se garder » contre des interprétations hâtives en particulier celles qui font :
- du monde un organisme vivant, qui serait cohérent et harmonieux ;
- une réalité organisée comme une machine, autour d'une fin externe ou, à l'inverse, régie par le hasard (qui n'est que la déception devant ce qui n'a pas de fin) ;
- d'une compréhension stricte des lois de la nature, comme règles que suivraient nécessairement le réel : elles ne sont que des interprétations des phénomènes. (Par-delà bien et mal, §22)
Selon Nietzsche, il convient de prendre conscience du fait que
la condition générale du monde est, par contre, pour toute éternité, le chaos, non par l’absence d’une nécessité, mais au sens d’un manque d’ordre, de structure, de forme, de beauté, de sagesse et quels que soient les noms de nos esthétismes humains. (Gai Savoir, § 109)
Contre ce mécanisme de projection, assuré par le langage et pour des raisons pragmatiques et vitales (Gai Savoir, § 110), Nietzsche rappelle la nécessité d'une forme de scepticisme, conçu non comme abandon de toute valeur ou de toute thèse, mais comme prudence méthodologique et comme « scepticisme expérimental » : il s'agit de tester des hypothèses en sachant qu'elles en sont.
Nietzsche met ainsi au centre de son analyse le concept d'interprétation : les organismes vivants interprètent le réel selon leurs besoin. D'où l'idée que « tout est interprétation » et que cette thèse est elle-même une confirmation performative du caractère interprétatif de toute thèse sur la réalité. (Par-delà bien et mal, §22)