Dans son essai L'œil et l'esprit (1964), Merleau-Ponty développe l'esquisse de sa dernière phénoménologie, comprise comme une radicalisation de l'interrogation de la Phénoménologie de la perception.

Il s'agit d'interroger les choses en deçà des structures de la pensée intellectuelle, de les réfléchir dans leur dimension anté-prédicative. Dans cette entreprise, la peinture apparaît comme un allié de taille :

le peintre est seul à avoir droit de regard sur toutes choses sans aucun devoir d'appréciation... les mots d'ordre de la connaissance et de l'action perdent leur vertu.

La peinture nous situe dans le monde sensible, dans l'épaisseur du système formé par notre corps et le monde.

Pour Merleau-Ponty, il faut saisir :

  1. Que le sujet de la vision n'est pas la conscience, ou l'entendement, mais le corps « opérant et actuel » : non pas le corps comme machine, mais le corps propre, qui précède la conscience ;
  2. Que ce corps est un « entrelacs de vision et de mouvement » : il ne contemple pas passivement le monde : voir, pour le corps, signifie s'orienter dans le monde, y agir ; la vision s'accompagne d'une visée ;
  3. la sensation n'est pas composée par un jugement qui en ferait la synthèse, mais précède le jugement ; il y a un sens immanent à ces mouvements qui sont indissociables de la sensation ;
  4. l'empiètement de l'homme et du monde, qui se découvre dans l'expérience du toucher :

L'énigme tient en ceci que mon corps est à la fois voyant et visible. Lui qui regarde toutes choses, il peut aussi se regarder, et reconnaître dans ce qu'il voit alors l'autre côté de sa puissance voyante. Il se voit voyant, se touche touchant, il est visible et sensible pour lui-même.

Cette réflexivité du sentir, qui n'est pas transparente comme celle de la pensée, est toujours à la fois unité et dédoublement, puisque touchant et toucher ne coïncident jamais. Merleau-Ponty parle parfois d'une « coïncidence partielle ». De même, le corps est à la fois distinct du monde qui l'entoure et y est déjà compris. C'est ce que Merleau-Ponty appelle la « chair », l'indivision du sentant et du senti, de l'être du monde et de l'être du corps.

Pour Merleau-Ponty, l'image picturale montre cette structure entrelacée du corps et du monde. L'image n'est pas une représentation du monde, ni une chose parmi les autres choses : elle a un statut ambivalent, elle appartient au monde en s'en distinguant (« les animaux peints sur la paroi de Lascaux n'y sont pas comme y est la fente ou la boursouflure du calcaire »).

L'opération, presque phénoménologie de la peinture, consiste essentiellement :

  1.  à rendre visible l'invisible, à manifester ce qui conditionne notre vision quotidienne sans être vu (par ex. l'espace entre deux montagnes, sur lequel le peintre insiste par une couleur particulière) ;
  2. à mettre en avant la dimension inchoative des phénomènes, en capturant le moment où ils commencent à émerger, à se définir.