Dès Humain trop humain, Nietzsche propose une critique de la pensée philosophique de l’art, en particulier celle de Kant et de Schopenhauer :

  1. il s’oppose à l’idée d’un art désintéressé, qui véhicule des arrière-pensées morales ;
  2. il s’oppose à l’idée d’un artiste-génial qui créerait sans travail, sous le coup d’une inspiration divine.

Pour Nietzsche,

l’artiste sait que son œuvre n’aura son plein effet que si elle suscite la croyance à quelque improvisation, à une naissance qui tient du miracle par sa soudaineté (Humain trop humain, I § 145).

La généalogie nietzschéenne entend montrer qu’il ne s’agit là que d’une croyance, en grande partie alimentée par la vanité (§163) et qui masque un travail important :

l’imagination du bon artiste, ou penseur, ne cesse pas de produire du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement, extrêmement aiguisé et exercé, rejette, choisit, combine [...] tous les grands hommes étaient de grands travailleurs, infatigables quand il s’agissait d’inventer, mais aussi de remanier, d’arranger. (§155)

À partir de l’exemple des Carnets de Beethoven, Nietzsche redéfinit l’inspiration, non comme apparition soudaine d’une solution parfaite, mais comme flux ininterrompu d’idées diverses : l’essentiel du travail artistique réside ainsi dans la sélection critique et la composition des bonnes idées. Nietzsche rejette l’idée d’inspiration soudaine, de génie « naturel », mais repense le phénomène d’inspiration comme l’accumulation d’une « énergie créatrice » qui se déverse soudainement. (§156) et du travail d’une « conscience artisanale »(§163). L’artiste doit ainsi se plier à une série d’exigences, voire de contraintes (le mètre en poésie, l’unité d’action en théâtre...) de manière à développer ses capacités (§221) :

On peut, pour chaque artiste, poète et écrivain grec, se demander : quelle est la contrainte nouvelle qu’il s’impose et qu’il rend attrayante à ses contemporains [...] ? Car ce qu’on appelle « invention » (dans la métrique, par exemple) est toujours un de ces liens que l’on se met soi-même. Danser dans les chaînes, se rendre la tâche difficile, puis répandre par-dessus l’illusion de la légèreté, tel est le talent qu’ils veulent nous montrer. (Humain trop humain, II, §140)

À partir de ce constat, Nietzsche développe son interprétation de l’art dans deux directions :

  1. dans la direction d’une généalogie de l’art, en distinguant celui qui glorifie la vie de celui qui la nie ;
  2. dans une analyse anthropologique du rôle de l’art : « culte du non vrai », l’art vise à nous détourner d’une vision directe de l’absurdité du monde, en « glorifiant » les apparences (Humain trop humain, I, §151, § 232 ; Gai Savoir, § 85, § 107). Il nous donne « l’art de jouir de l’existence ».