La notion de génie se développe à la Renaissance : l’artiste se distingue progressivement de l’artisan et revendique une nouvelle autonomie, en insistant :

  1. sur la puissance créatrice de son esprit ;
  2. sur ses qualités intellectuelles, irréductibles à de simples recettes artisanales ;
  3. et sur le caractère « divin » de son art (voir le cas de Michel-Ange).

Cette notion s’est développée tout au long des XVIIe, XVIIIe (Diderot) et XIXe siècles (autour du romantisme) et trouve une formulation philosophique chez Kant (Critique de la faculté de juger).

Kant distingue l’art de la nature : alors que la nature produit spontanément ses œuvres, l’art implique la représentation d’une fin : il faut que « la cause ait pu penser l’effet ».

Mais l’art se distingue également de l’artisanat :

  1. il est comme un « jeu », une activité agréable en soi qui n’a pas de but mercantile ;
  2. il vise avant tout le plaisir qui accompagne « les représentations en tant que modes de connaissance ». L’art vise à communiquer une connaissance en l’accompagnant du plaisir et s’adresse à une faculté de juger réfléchissante, capable de juger de la valeur d’une chose (et non simplement à la sensation).

Pour Kant, les beaux-arts ne sont beaux qu’en tant « qu’ils ont d’emblée l’apparence de la nature »,

si l’on y rencontre toute l’exactitude possible dans l’accord avec les règles d’après lesquelles seulement la production pourra devenir ce qu’elle doit être ; mais ce, sans que l’accord soit laborieux, sans qu’on y sente l’école, c’est-à-dire sans qu’on y relève trace de ce que l’artiste a eu la règle sous les yeux (§45).

En art, « la finalité, bien qu’animée d’une intention, ne doit pas être intentionnelle » : elle doit prendre l’apparence de la spontanéité.

Le génie est la disposition innée de l’esprit par le truchement de laquelle la nature donne à l’art ses règles. (§46)

Le génie réalise cette spontanéité naturelle grâce à un talent inné. En art, les règles ne préexistent pas aux œuvres, mais en découlent, ce qui implique :

  1. l’originalité du génie ;
  2. son exemplarité : il devient un modèle proposé à l’imitation des autres ;
  3. l’impossibilité pour le génie de décrire ou de montrer scientifiquement comment il crée ses productions : son raisonnement est impartageable et ne peut être reconstruit de manière discursive, contrairement à celui de la science.

Si l’on ne peut donner de description analytique du génie, il correspond, selon Kant, à « la faculté de présenter des idées esthétiques » :

et par idées esthétiques, j’entends cette représentation de l’imagination qui donne beaucoup à penser, sans pourtant qu’aucune pensée déterminée, c’est-à-dire sans qu’aucun concept, ne puisse lui être approprié et, par conséquent, qu’aucun langage ne peut exprimer complètement ni rendre intelligible (§49).

L’idée esthétique est une intuition à laquelle aucun concept ne peut être adéquat : c’est une production de l’imagination qui « dépasse la nature », comme lorsque le poète « ose donner corps à des idées de la raison qui sont des êtres invisibles : le séjour des bienheureux, l’enfer... la mort, l’envie... » L’idée esthétique est caractérisée par une forme d’indétermination : elle est liée à une

« telle diversité de représentations secondaires dans le libre usage de celles-ci qu’on ne peut trouver pour elle aucune expression qui définisse un concept déterminé ».

Le génie trouve des idées qui correspondent à un concept et l’expression qui leur convient ; il « exprime et rend communicable ce qu’il y a d’indicible dans l’état d'âme provoqué par une certaine représentation ». C’est ce libre jeu de l’imagination et de l’entendement, dans lequel l’entendement ne parvient pas à clore les perspectives ouvertes par l’idée de l’imagination, qui définit le génie.