Comment se développe un itinéraire d’artiste et comment se produisent les œuvres ?

C’est à cette question qu’André Malraux a tenté de répondre dans ses différents écrits sur l’art (Les Voix du silence ; La Métamorphose des dieux) en remettant au centre de l’interrogation la notion de style :

le style ne nous apparaît plus seulement comme un caractère commun aux œuvres d’une école, d’une époque – conséquence ou ornement d’une vision – il nous apparaît comme l’objet de la recherche fondamentale de l’art, dont les formes vivantes ne sont que la matière première. Et à : « Qu’est-ce que l’art ? », nous sommes portés à répondre : « ce par quoi les formes deviennent style ».

Tout artiste cherche à métamorphoser les formes extérieures en un style artistique singulier. Et c’est dans le style plutôt que dans l’allégorie ou le concept que réside la signification de l’art :

Cette signification des styles nous montre, par un puissant grossissement, comment un artiste de génie […] devient un transformateur de la signification du monde, qu’il conquiert en le réduisant aux formes qu’il choisit ou à celles qu’il invente comme le philosophe le réduit à ses concepts, le physicien à ses lois.

Cela implique d’abord que la vision de l’artiste est orientée par l’ensemble des œuvres qu’il a vues :

Voir veut dire, pour nous : imaginer sous une forme d’art. Toute imagination de cet ordre relie la forme réelle à une forme déjà élaborée, qu’elle le soit par la mosaïque byzantine, Raphaël, les cartes postales ou le cinéma. Mais la simple vision est d’une autre nature. Le chasseur ne voit pas la forêt au sens où l’on voit le peintre : il ignore autant la vision de son dernier que celui-ci son affût.

L’art est du domaine de l’imaginaire : il soumet le visible à un ensemble de formes léguées par la tradition. Les formes visibles ne sont pas, pour Malraux, les objets de l’art, mais le moyen par lequel l’art exprime sa propre finalité :

l’artiste ne regarde les formes vivantes avec tant d’intensité que pour trouver dans leur multiplicité les éléments de métamorphose des formes déjà possédées par l’art.

Les apparences sont filtrées par ce que Malraux appellent des « schèmes », des façons de voire qui visent non pas la fidélité au modèle, mais la cohérence interne du style.

Cette thèse implique ensuite que l’artiste ne se satisfait pas de reproduire les œuvres anciennes, mais les transforme :

C’est contre un style que lutte tout génie, depuis le schème obscur qui l’anime à l’origine jusqu’à la proclamation de sa vérité conquise [...]. Et la conquête du style de tout grand artiste coïncide avec celle de sa liberté, dont elle est la seule preuve et le seul moyen. L’histoire de l’art est celle des formes inventées contre les formes héritées. Si ce qui sépare le génie de l’homme de talent, de l’artisan, voire de l’amateur, n’est pas l’intensité de sa sensibilité aux spectacles, ce n’est pas non plus seulement celle de sa sensibilité aux œuvres d’art des autres : c’est que, seul d’entre ceux que ces œuvres fascinent, il veuille aussi les détruire.

La volonté de destruction, inhérente à chaque grand artiste, est au centre de la pulsion artistique. L’histoire de l’art est à la fois continuité – les artistes s’inspirent les uns des autres – et discontinuité – les artistes se détachent les uns des autres. La métamorphose est ainsi « la loi de toute œuvre d’art » : elle assure l’« invincible dialogue » entre les œuvres et les époques. C’est ainsi que se dévoile la fonction anthropologique de l’art : être un « anti-destin ».

Malraux propose une lecture (anachronique) de l’histoire de l’art en fonction de la manière dont chaque art donne à l’œuvre une présence qui dépasse le présent :

  1. Surnaturel : sculpteur du Moyen Âge, sculpteur africain : ils transforment la réalité en quelque chose de divin, qui est au-delà de la nature, de ce qui est périssable et se corrompt, c’est une divinisation.
  2. Irréel : artistes de la renaissance, ce qui fait passer de la vie à l’éternité, ce n’est pas la divinité, c’est la beauté. C’est une idéalisation : il s’agit de transformer les apparences en quelque chose d’idéal, en une beauté qui dépasse toutes apparences sensibles.
  3. Intemporel : thématique importante de l’art moderne : c’est l’art, et non pas le beau ou le divin, qui fait sortir l’œuvre du temps. L’art est à lui-même sa propre fin, non pas au service de la beauté ou du divin.