Si le monde est tout ce qui a lieu, n’est-il pas menacé par un envahissement, une saturation d’événements et d’objets entre lesquels chacun peine à s’orienter ? Dans la pièce de Shakespeare, le personnage d’Hamlet, confronté au crime, récusant un monde saturé d’affects et de violence, feint de se réfugier dans une folie dont le spectateur peut craindre qu’elle ne l’ait véritablement atteint.
Au sujet du monde, Hamlet crie : « c’est un jardin / d’herbes folles montées en graine ». La métaphore du jardin infirme la conception épicurienne de la sagesse : le jardin n’est plus le lieu du retrait paisible, mais au contraire un échantillon de la saturation insupportable du monde. Est-ce encore un jardin si les végétaux qui le peuplent prennent le pas sur son ordonnancement ? Pourtant, « un jardin d’herbes folles montées en graine » pourrait avoir sa douceur, être le lieu d’une douce rêverie, d’une nostalgie apaisée. Il n’en est rien. Car Hamlet poursuit : c’est un jardin, certes, mais « que d’affreuses choses / envahissent et couvrent ».
Le monde est donc non seulement un espace saturé, étouffant, mais aussi un lieu étouffé : la puissance de croissance des végétaux s’oppose, métaphoriquement, à une puissance supérieure, indéterminée, inquiétante ; nous ne savons pas ce que sont ces « affreuses choses », sinon qu’elles empêchent « les herbes folles » de persévérer dans leur être. La métaphore shakespearienne constitue donc le négatif métaphorique d’un monde ordonné, d’un cosmos caractérisé par son harmonie et sa régularité. En ce sens, la pièce de Shakespeare est le contrepoint de la conception antique et renaissante du monde. Et Hamlet de conclure : « Qu’épuisant et vicié, insipide, stérile, me semble le cours du monde ».
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L’ordre du monde
Dans le Discours de la méthode, Descartes écrit que « ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde ». Souvent lue, à tort, comme l’éloge d’un certain conservatisme éthique et politique, la troisième maxime, sur le plan logique, n’implique pourtant pas qu’il ne soit pas désirable de changer l’ordre du monde. Réformer le monde peut être désirable et souhaitable, tout comme il peut être souhaitable et désirable de réviser son désir. Ni plus, ni moins, et sans doute moins.
Cette troisième maxime cartésienne est complétée par la mention : « ceci seul me semblait être suffisant pour m’empêcher de rien désirer à l’avenir que je n’acquisse ». La maxime est donc une simple règle de prudence, réserve provisoire, mais robuste opposée à l’élan du désir : il ne s’agit pas de dire que le monde serait irréformable, mais de constater que la révision de nos désirs – quoi qu’on en ait – est plus aisément accessible, et souvent plus légitime.
La prudence cartésienne est d’autant plus justifiée qu’il est moins certain que l’ordre du monde soit véritablement un ordre : Descartes place, dans sa proposition, le terme « monde » en parallèle à celui de « fortune », c’est-à-dire de hasard et d’aléa. La troisième maxime est donc peut-être aussi à lire comme l’expression d’un soupçon portant sur le caractère ordonné du monde : le monde est-il si ordonné que ses étymologies grecque et latine le supposent ? Les penseurs de la Renaissance – par exemple Alberti – avaient-ils raison de souscrire à l’hypothèse d’un monde harmonieux, au sein duquel l’homme aurait pour destinée de s’insérer adéquatement ? La modernité cartésienne, à l’arrière-plan de la troisième maxime du Discours de la méthode, est donc également celle d’un soupçon : soupçon que le monde, peut-être, n’est pas si ordonné qu’on le prétend.