Dans les Fondements de la Métaphysique des Mœurs, Kant écrit que « quoique tout savoir se termine aux frontières de ce monde », nous pouvons faire de l’idée de monde « un usage possible et licite en vue d’une croyance rationnelle ». Expression étrange, mais résolue : si le monde en tant que monde ne peut être connu, si sa connaissance ne porte jamais que sur ses parties et non sur lui en totalité, l’idée de monde ne doit pourtant pas être récusée. Autrement dit, la critique radicale de toute prétention à un usage métaphysique de l’idée de monde a pour corollaire, chez Kant, l’affirmation de la nécessité de cette idée de monde en matière morale.
En effet, Kant écrit dans la Critique de la raison pure, qu’un monde qui « serait conforme à toutes les lois morales, tel qu’il peut être suivant la liberté des êtres raisonnables et tel qu’il doit être suivant les lois nécessaires de la moralité », « je l’appelle un monde moral ». Le monde moral apparaît donc comme une idée de la raison, dont l’intuition fait défaut : c’est une espérance – une « croyance rationnelle » – mais non l’objet d’une preuve. Kant lui-même, au bénéfice de la perspective d’un tel monde moral, se risque pourtant parfois à des affirmations audacieuses : « l’idée d’un monde moral » écrit-il dans la Critique de la raison pure, « a une réalité objective », « en tant qu’objet de la raison pure dans son usage pratique ». En ce sens, il ne fait qu’un avec « le règne de la grâce », conclut l’auteur de la Critique de la raison pure.
L’équilibre de la doctrine kantienne est donc trouvé : récusation d’un usage métaphysique du monde et défiance à l’égard de toute épistémologie qui en présenterait le concept comme opératoire, mais, corrélativement, affirmation de la nécessité de recourir à l’idée de monde en matière éthique, comme une espérance raisonnée indispensable à l’humanité.
Le monde : grands auteurs
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La description du monde. Propositions wittgensteiniennes.
La délicatesse de la pensée wittgensteinienne du monde, dans le Tractatus logico-philosophicus, publié en 1921, tient à la coexistence dans le même ouvrage de cinq définitions ou caractérisations du monde, qu’il est difficile de concilier. Wittgenstein y écrit d’abord que « le monde est tout ce qui a lieu » (Tractatus logico-philosophicus, proposition 1). Une telle proposition cherche à transférer notre regard depuis les choses vers les événements, et à concevoir les choses comme autant d’occurrences d’événements. Cette transformation de notre compréhension du monde est confirmée par la proposition 1.1. : « le monde est la totalité des faits, non des choses ».
Ce premier moment, sans difficulté, semble pourtant en tension avec la proposition 2.04 de la même œuvre, qui affirme que « la totalité des états de choses subsistants est le monde ». Mais un état de choses n’est pas une chose : aux choses comprises elles-mêmes comme des événements (propositions 1 et 1.1), on peut opposer les états de choses qui sont autant de configurations possibles des choses. Le cours d’eau de cette rivière – événement du monde – peut très bien être gelé – état de choses qui contribue à constituer le monde dans sa configuration singulière, ici et maintenant. De sorte qu’en effet, comme le soutient Wittgenstein dans la proposition 2.063, « la totalité de la réalité est le monde », si l’on entend par cette totalité l’ensemble des états de choses instanciant autant d’occurrences des événements-choses. La difficulté principale subsiste toutefois : dans la proposition 1.13, Wittgenstein soutient que « les faits dans l'espace logique sont le monde ».
C’est ici un problème épistémique majeur que Wittgenstein soulève, tout en affirmant par la même proposition une stratégie de résolution. Mais notre connaissance du monde peut-elle véritablement se rendre adéquate à lui ? Comment notre logique a-t-elle la puissance de reprendre le monde pour en « uniformiser la description » (ibid., 6.341) ? À l’ontologie épurée du Tractatus logico-philosophicus se greffe ainsi une épistémologie « concernant la mise en forme possible des propositions de la science » (ibid., 6.34), qu’il convient de discuter.