Vouloir faire croire, est-ce nécessairement manipuler ?


Analyse du sujet :

Au sens premier, manipuler un objet, c’est le manier avec ses mains, et donc exercer une action sur cet objet. Or, qui veut faire croire quelque chose à quelqu’un exerce une action volontaire, intentionnelle, sur autrui. La succession des verbes à l’infinitif (vouloir, faire, croire) signale bien la dimension active du processus. En un sens plus précis, et plus critique, manipuler, c’est exercer une action inaperçue sur quelqu’un pour établir une forme d’emprise sur lui grâce à des moyens détournés, peu avouables. 

Sans doute, manipuler quelqu’un implique qu’on le trompe, et donc qu’on joue avec ses croyances, mais la réciproque est-elle vraie ? Vouloir faire croire, est-ce nécessairement manipuler ? N’est-il pas possible de persuader autrui sans le tromper ? Sans utiliser de moyens malhonnêtes ? Le problème de fond réside dans la tension entre l’intention et les moyens mis en œuvre : s’il est vrai qu’il est possible de persuader l’autre sans utiliser de moyens malhonnêtes, n’y a-t-il pas toujours, dans les tentatives d’agir sur les croyances d’autrui, une forme de prise de pouvoir plus ou moins dissimulée, plus ou moins consciente ?

I)  Du point de vue des moyens employés, est-il possible de faire croire sans manipuler ?

a) Certes, de nombreux procédés utilisés pour persuader sont malhonnêtes et relèvent de la manipulation d’autrui. On pense évidemment aux mensonges, à la dissimulation, à la propagande, à l’exercice d’une emprise sur autrui. Les exemples abondent dans nos œuvres : Lorenzo qui ment à Alexandre de Médicis, le Cardinal de Cibo qui essaie d’utiliser son autorité spirituelle pour instrumentaliser la Marquise de Cibo, Valmont qui simule la charité pour faire croire à la présidente qu’il est honnête, la Marquise de Merteuil qui dicte à Valmont une lettre de rupture avec la Présidente, « le mensonge organisé » propre à certaines formes de pouvoir politique selon Arendt… Tous ces cas semblent suggérer que « vouloir faire croire », c’est manipuler.

b) Un autre cas remarquable est celui-ci de l’auto-persuasion. N’est-elle pas une manière de se manipuler soi-même ? Dans la lettre 20, Merteuil se demande comment la Présidente se justifiera si elle cède à Valmont : « Je suis curieuse de savoir ce que peut écrire une Prude après un tel moment, et quel voile elle met sur ses discours, après n’en avoir plus laissé sur sa personne. » Vouloir se faire croire à soi-même qu’on a bien agi, n’est-ce pas se manipuler soi-même ? Dans le même ordre d’idées, Arendt insiste, dans Du mensonge en politique, sur le lien qui existe entre la tromperie et l’autosuggestion et soutient que, souvent, notamment en démocratie, « les trompeurs ont commencé par s’illusionner eux-mêmes. » 

c) Toutefois, n’est-il pas possible de persuader honnêtement ? Non par le mensonge, la dissimulation, l’auto-persuasion, mais par l’argumentation honnête, sincère, transparente ? Hannah Arendt prend soin de préciser, à la fin de « Vérité et politique » qu’il y a « une grandeur et une dignité de ce qui se passe en politique ». Les nombreux cas de manipulation ne doivent pas nous inciter à traiter les affaires publiques comme si elles étaient « gouvernées [seulement] par l’intérêt et le pouvoir. » De la même façon, on trouve dans Les Liaisons dangereuses des tentatives de persuasion argumentée. Prenons l’exemple de la lettre 32 dans laquelle Madame de Volanges essaie de détourner la Présidente de Valmont. Mais les raisonnements sont souvent inefficaces. Madame de Volanges en a bien conscience, elle qui recourt aux sentiments après avoir fait son possible pour argumenter : « Ah ! Revenez, revenez, je vous en conjure… Si mes raisons ne suffisent pas pour vous persuader, cédez à mon amitié [.] » Remarquable changement de registre de discours : le pathos succède au logos, et la nature de l’action exercée sur l’autre devient plus ambiguë. Cette impuissance du discours de sagesse se retrouve dans Lorenzaccio. Philippe Strozzi incarne, par exemple, l’homme vertueux, mais impuissant. Son éloquence finit par être moquée. Dès lors, pour réellement agir sur les croyances d’autrui, n’est-il pas toujours nécessaire de le manipuler un peu ? Qui veut faire croire quelque chose à autrui ne doit-il pas être prêt à user de moyens discutables, à dissimuler ses intentions, à jouer sur les affects d’autrui ? L’hypothèse d’un discours persuasif totalement transparent ne relève-t-elle pas d’un idéal irréalisable, voire contradictoire en soi ?

II) Quels que soient les moyens employés, le problème que pose le fait de vouloir faire croire quelque chose à quelqu’un ne réside-t-il pas dans l’intention qui anime la persuasion ?

a) En effet, pour faire croire quelque chose à quelqu’un, il est souvent nécessaire de dissimuler ses intentions. Il est logiquement impossible de mentir tout en affichant son intention de mentir. La marquise de Cibo devine les intentions du Cardinal, ce qui rend vaines toutes les tentatives de ce dernier pour l’instrumentaliser. Quand bien même l’intention n’est pas malhonnête, les efforts fournis pour convaincre suscitent la méfiance. Il y a en effet quelque chose d’étrange dans les efforts de persuasion, dans le fait de vouloir faire croire, fût-ce la vérité. Hannah Arendt permet de préciser cette étrangeté lorsqu’elle soutient, dans Vérité et politique, que le mode d’assertation de la vérité n’est pas de l’ordre de la persuasion : « la vérité de fait, comme toute autre vérité, exige péremptoirement d’être reconnue et refuse la discussion alors que la discussion constitue l’essence même de la vie politique. »  La discussion, la persuasion ne seraient pas des moyens adéquats pour faire triompher la vérité. Ils éveilleraient au contraire une forme de suspicion à son égard.

b) Plus précisément, si l’on distingue le dit et le non-dit, l’explicite et l’implicite, on peut se demander si les démarches de persuasion, y compris celles qui procèdent par argumentation, n’impliquent pas toujours une part de dissimulation. De nombreuses lettres des Liaisons dangereuses sont exemplaires à cet égard. Dans la lettre 5, Merteuil annonce un raisonnement désintéressé : « Amie généreuse et sensible, j’oublie mon injure pour ne m’occuper que de votre danger ; et quelqu’ennuyeux qu’il soit de raisonner, je cède au besoin que vous en avez dans ce moment. » Mais, à y regarder de près, les motivations de Merteuil sont loin d’être désintéressées : son désir de faire revenir Valmont pour se venger de Gercourt, sa crainte que Valmont ne lui échappe sont à l’origine de son désir de persuader Valmont. Et de fait, d’où vient le désir de persuader autrui ? Est-il désintéressé ? N’y a-t-il pas dans la persuasion une intention de domination, consciente ou inconsciente ?

c) En somme, il est des formes de manipulation caractérisées, qui emploient des moyens répréhensibles. Il en d’autres plus discrètes, qui se signalent moins par les moyens employés que par les intentions qui les animent. On peut manipuler en disant la vérité. C’est d’ailleurs ce que fait la marquise de Merteuil lorsqu’elle signale à Valmont qu’il aime la Présidente : en énonçant la vérité, elle se donne les moyens d’orienter son action et de le contrôler. Dès lors, il est tentant de conclure que toute parole est une tentative de manipulation, de soi ou des autres, consciemment ou inconsciemment. Mais est-il possible de prendre cette conclusion au sérieux ?

III) Suspecter que toute assertion est une tentative de manipulation est dangereux et intenable.

a) Lorsque la confiance en la parole d’autrui se perd, lorsque la suspicion à l’égard d’autrui se répand, c’est le sens même de nos pratiques discursives qui est en crise. Dans un contexte de méfiance et de désillusion généralisées, aucun Républicain ne croit Lorenzaccio lorsqu’il clame haut et fort qu’il va tuer le Duc, ce qui permettra aux Médicis de conserver le pouvoir. Et Hannah Arendt, dans Vérité et politique, remarque que « le résultat à long terme le plus sûr du lavage de cerveau est un genre particulier de cynisme – un refus absolu de croire en la vérité d’autre chose, si bien établie que puisse être cette vérité. » C’est pourquoi il est dangereux de tenir tout effort de persuasion comme une tentative de manipulation. Ainsi, on remarquera que paradoxalement, le mensonge et la manipulation eux-mêmes deviennent impossibles dans un monde où la confiance n’existe plus. On peut penser ici à l’inefficacité des tentatives de manipulation du gouvernement américain dans un contexte de défiance généralisée.

b) Il est donc sans doute nécessaire de maintenir l’idée de la possibilité d’une source de vérité qui ne soit pas manipulatrice. C’est en ce sens que Hannah Arendt insiste sur le rôle de la presse et des académies, « ces institutions publiques établies et soutenues par les pouvoirs en place, dans lesquels, contrairement à toutes les règles politiques, la vérité et la bonne foi ont toujours constitué le plus haut critère de la parole et de l’effort. » On notera que la nature de ces institutions est moins de persuader, de « vouloir faire croire », que d’informer et de rappeler les faits. De même, pour Arendt, ce serait confondre philosophe et sophiste que de voir dans Socrate, dans « le diseur de vérité » un personnage politique et manipulateur. D’où son insistance sur le fait que la vérité, et l’acte de dire la vérité, sont non-politiques par nature, mais peuvent le devenir dans un contexte de mensonge généralisé.

c) Dans un autre registre, on peut se demander si la littérature elle-même et l’art n’ont pas pour fonction de révéler la fausseté du monde, mais aussi la part de bonté et de beauté qui y résident, et donc de nous permettre à continuer de croire en lui. Tebaldeo, dans Lorenzaccio, n’est-il pas un artiste pieux, qui, sans se faire d’illusion sur le monde dans lequel il vit, continue à croire en un idéal et à essayer de le partager ? « C’est une esquisse bien pauvre d’un rêve magnifique », dit-il à propos de son œuvre.