Sujet :

Nietzsche, dans le §99 de Humain, trop humain I, écrit : « La première condition pour que s’établisse le terrain de toute moralité, c’est qu’un individu plus fort ou un individu collectif, par exemple la société, l’État, soumette les individus [.] »

Dans quelle mesure votre lecture des œuvres du programme vous permet-elle de souscrire à ce jugement de Nietzsche ?

 

Analyse du sujet :

C’est une phase essentielle pour la pertinence des futurs développements. Il faut bien identifier le problème à traiter et ne pas hésiter à renoncer à des analyses sans rapport à ce sujet.

Nietzsche s’intéresse aux conditions d’apparition de la moralité. La morale individuelle apparaîtrait lorsqu’un nouveau genre d’individu, « plus fort » ou « collectif », imposerait des normes aux individus « ordinaires ». Ceux-ci n’auraient donc pas un sens moral inné, autonome, interne, ce qui fait que toute morale relève d’une forme de « soumission », d’imposition de normes ou de mœurs.

On doit ici tout d’abord se demander si l’on trouve dans nos œuvres ces individus « plus forts ou collectifs«  qui « établiraient le terrain de toute moralité ». Puis, plus profondément, il faut interroger le présupposé nietzschéen de l’inexistence d’une morale individuelle autonome.

 

I) Des individus qui font autorité ?

Nietzsche soutient que certains individus exceptionnels par leur force ou leur puissance ont le pouvoir d’établir des normes morales. Peut-on repérer ce genre d’individus dans nos œuvres ?

a) Des individus exceptionnels

On repère d’abord dans nos œuvres des individus singuliers qui ont le pouvoir de décider de ce qui sera tenu pour bien ou mal, louable ou blâmable, honorable ou déshonorant.

Les prophètes et surtout Moïse dans le TTP : « Moïse donc demeura le seul porteur des lois divines et leur interprète, conséquemment aussi le juge suprême que nul ne pouvait juger et qui seul tint chez les Hébreux la place de Dieu » (Ch. XVII). Plus généralement, Spinoza soutient qu’il ne faut « reconnaître comme droit que ce que le souverain déclare être le droit. » Il n’y a pas pour Spinoza de normes morales ou juridiques indépendantes du souverain.

Van der Luyden, dans Le Temps de l’innocence, a également le pouvoir d’imposer des normes morales. C’est ainsi qu’il réhabilite Ellen Olenska et la sauve de l’opprobre généralisé en l’invitant à un dîner et une réception en compagnie d’une société choisie et notamment du duc de Saint-Austrey (Ch. VII).

Dans Les Sept contre Thèbes, Étéocle peut incarner cet individu fort qui blâme le chœur des femmes de céder à la « lâcheté peureuse ». Tout son dialogue avec le chœur a un enjeu moral et ses décrets ont pour enjeu la vertu : « Aujourd’hui même, avec vos courses éperdues par la ville, vous avez parmi les nôtres clamé l’appel de la lâcheté peureuse […]. Voilà ce qu’on gagne à vivre avec des femmes ! Mais cette fois, quiconque n’entendra pas mon ordre, homme, femme – ou tout autre – verra un arrêt de mort tôt délibéré sur lui ».

b) Des individus collectifs

On aurait aussi pu donner comme exemple d’autorité morale Pelasgos dans Les Suppliantes, mais celui-ci ne gouverne pas sans tenir compte de la cité. C’est donc en dernière analyse le peuple d’Argos, cet individu collectif, qui va décider s’il est bien ou mal d’accueillir les Danaïdes. « Décider ici n’est point facile : ne t’en remets pas à moi pour décider. Je te l’ai dit déjà : quel que soit mon pouvoir, je ne saurai rien faire sans le peuple. »

Chez Spinoza, le pacte social crée un corps collectif qui a autorité sur l’individu : « pour vivre dans la sécurité et le mieux possible les hommes ont dû nécessairement aspirer à s’unir en un corps et ont fait par là que le droit que chacun avait de Nature sur toute chose appartînt à la collectivité et fut déterminé non plus par la force et l’appétit de l’individu, mais par la puissance et l’individu de tous ensemble. » (Ch. XVI)

À propos des hommes de la haute société new-yorkaise : « en bloc, ils représentaient "New York", et, par une habitude de solidarité masculine, Newland Archer acceptait leur code en matière de morale. Il sentait instinctivement que, sur ce terrain, il serait à la fois incommode et de mauvais goût de faire cavalier seul. » (Ch. I)

 

II) Ce genre d’individus singuliers ou collectifs est-il vraiment nécessaire pour que « s’établisse le terrain de toute moralité » ?

On peut le penser pour deux raisons.

a) La domination de l’appétit

Tout d’abord, si les individus ne sont pas contraints par une autorité supérieure, ils sont gouvernés par leurs appétits. « Il s’en faut de beaucoup que tous se laissent aisément conduire sous la seule conduite de la Raison ; chacun se laisse entraîner par son plaisir et le plus souvent l’avarice, la gloire, l’envie, la haine, etc., occupe l’âme de telle sorte que la Raison n’y a aucune place. »

C’est le sens des avertissements de Danaos, qui prescrit à ses filles la modestie. C’est également le sens des admonestations d’Étéocle au chœur qui cède à la peur. C’est enfin le sens du refus qu’oppose Ellen aux demandes pressantes d’Archer dans le livre II : « Nous ne sommes l’un près de l’autre qu’à condition de rester séparés. Alors seulement nous pouvons être nous-mêmes. » Il faut des individus qui parlent avec l’autorité de la raison contre les faiblesses des hommes ordinaires.

b) L’absence de morale innée

Plus profondément, l’autorité de ces individus permet d’instaurer des normes dans un état originel d’amoralité.

Chez Spinoza, avant que des normes soient édictées, c’est le droit naturel qui règne. Or celui-ci « se définit non par la saine Raison, mais par le désir et la puissance » (Ch. XVI). Les grands poissons mangent les petits, nous dit Spinoza ! Le droit et l’institution de la nature ne prohibe rien, sinon ce que personne ne désire et ne peut.

Ainsi, dans Les Suppliantes, la moralité des dieux elle-même est en question. Zeus pourrait être « livré à des récits qui diront son injustice. » Ce qui, dans une perspective nietzschéenne se comprend : nul individu supérieur ou de collectif pour imposer aux dieux des normes morales.

Dans Le Temps de l’innocence, la rigidité morale de la haute société ne recouvre-t-elle pas une violence originelle, celle de l’appropriation des terres par les colons et de la constitution des puissances familiales ? « Mrs Archer, qui aimait à mettre en axiome sa philosophie sociale, disait : "Nous avons tous quelques chéris dans la racaille." Encore qu’elle fut osée, la phrase était juste, et plus d’un membre  de cette société exclusive en avouait secrètement la vérité. »

Il semble donc bien que le terrain moral soit constitué par des individus dotés d’une autorité exceptionnelle ou par un collectif en réponse à une situation originelle profondément amorale. Toutefois, une telle analyse semble déposséder les individus « ordinaires » de toute autonomie morale et les condamner à faire leur la morale de leur communauté. Or cela ne va pas de soi.

 

III) Des individus « ordinaires » capables d’autonomie morale ?

a) Le sens moral individuel

Même si l’emprise morale de la collectivité est très forte, il semble que les individus ont toujours la possibilité de prendre des distances avec ce que leur groupe tient pour bien ou mal.

Le choix d’Antigone d’enterrer son frère Polynice à la fin des Sept contre Thèbes est un exemple classique d’un acte motivé par le sens moral individuel contre les normes qui prévalent dans la communauté.

Dans Le Temps de l’innocence, Newland Archer est de plus en plus sensible à l’hypocrisie morale qui caractérise la haute société new-yorkaise. « Le cas de la Comtesse Olenska avait troublé en lui de vieilles convictions traditionnelles. Son exclamation : "Les femmes doivent être libres, aussi libres que nous", avait touché la racine d’un problème considéré dans son monde comme inexistant. » Ici aussi apparaît un conflit entre les normes sociales traditionnelles et le sens moral individuel.

Enfin Spinoza lui-même reconnaît ainsi que « le droit du souverain de régler toutes choses tant sacrées que profanes se rapportent aux actions seulement et que pour le reste il soit accorder à chacun de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense. »

b) « La vraie morale se moque de la morale. » (Pascal, Pensées)

L’exercice de ce sens moral individuel est d’autant plus nécessaire que la morale collective peut être profondément immorale. On distinguera ainsi contre Nietzsche ce qui a été déclaré « moral » et ce qui l’est véritablement.

Le Temps de l’innocence interroge le primat de l’intérêt collectif sur l’individu. Archer formule explicitement ce problème au chapitre XII : « L’individu, dans ces cas là, est presque toujours sacrifié à l’intérêt collectif ; on s’accroche à toute convention qui maintient l’intégrité de la famille, protège les enfants, s’il y en a [.] »

Plus généralement, on peut interroger le sort qui est réservé aux femmes dans nos œuvres, aussi bien dans Le Temps de l’innocence que dans Les Suppliantes ou Les Sept contre Thèbes. On trouve dans ces trois œuvres des mœurs patriarcales dont la moralité est pour le moins douteuse.

Enfin Spinoza remarque au ch. XVII que les lois, mais aussi les mœurs, qui furent ordonnées aux Hébreux après Moïse n’étaient pas bonnes. « Et je ne puis assez m’étonner de ce qu’il [Dieu !] ait conçu dans son âme céleste une colère assez grande pour établir des lois destinées non pas, comme c’est la règle, à procurer l’honneur, le salut, la sécurité de tout le peuple, mais à satisfaire son désir de vengeance et à punir le peuple ». Les mœurs et les lois que Dieu, individu supérieur s’il en est, prescrit peuvent être mauvaises. Dès lors, on ne saurait réduire la sphère morale à ce qui a été institué. Simplement, Spinoza jugera les mœurs en fonction de leur utilité, de leurs effets, et non de leur conformité à un idéal moral fantasmé.

Conclusion : un rapport de soumission ?

Nietzsche conçoit la morale comme une imposition qui implique un rapport de soumission. Or les individus peuvent avoir un sens moral interne qui ne résulte pas d’une imposition de normes. Dès lors, le rapport de l’individu à la collectivité doit-il toujours être conçu comme un rapport de soumission ?

Spinoza, dans un passage important du ch. XVI, distingue deux formes d’obéissance, celle qui fait de celui qui obéit un esclave et une autre forme d’obéissance, compatible avec la liberté. « Quant à l’action par commandement, c’est-à-dire l’obéissance, elle ôte bien en quelque manière la liberté, elle ne fait pas cependant sur le champ un esclave, c’est la raison déterminante de l’action qui le fait. Si la fin de l’action n’est pas l’utilité de l’agent lui-même, mais de celui qui la commande, alors l’agent est un esclave, inutile à lui-même. » Spinoza distinguera sur cette base l’esclave (soumission contrainte), le fils (obéissance utile) et le sujet (obéissance raisonnable et consentie).

L’obéissance des Danaïdes à Danaos illustre bien une obéissance utile à celles qui obéissent. Lorsque Danaos prescrit la modestie à ses filles, on pourrait y voir une forme nietzschéenne d’imposition de norme morale et de soumission à loi du père. Mais en réalité, il s’agit plutôt d’un conseil avisé de Danaos qui vise précisément à maintenir la précaire liberté qu’offre la protection de Pelasgos à ses filles. L’obéissance à un conseil avisé peut-elle être qualifiée de soumission ?

À l’inverse, de nombreuses conventions morales imposées dans Le temps de l’innocence ne sont pas réellement dans l’intérêt des individus. Au contraire, elles empêchent les individus de se réaliser. Dans ce cas, le propos de Nietzsche s’applique mieux.