Sujet : L’autorité contrarie-t-elle la violence ?
De quelle autorité parle-t-il, ce général inconnu, le 18 juin 1940, sur les ondes d’une nation alliée mais étrangère ? Qui autorise son discours, lui qui appelle « les officiers et les soldats français, qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s'y trouver, avec leurs armes ou sans leurs armes », « les ingénieurs et les ouvriers spécialistes des industries d'armement qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s'y trouver, à se mettre en rapport avec [lui] » ? De Gaulle était conscient de la difficulté, comme en témoignent les premiers mots qu’il prononce : « Le Gouvernement français a demandé à l’ennemi à quelles conditions honorables un cessez-le-feu était possible. Il a déclaré que, si ces conditions étaient contraires à l’honneur, la dignité et l’indépendance de la France, la lutte devait continuer ». La lutte doit donc continuer… selon les termes mêmes d’un Gouvernement que De Gaulle prend à ses mots. Manière discrète, aussi, pour le général esseulé, de ne pas rompre avec le gouvernement français ; manière de laisser ouverte, voire d’inviter à une possible continuation du combat comme sur ordre du gouvernement de la République, comme autorisé par ce gouvernement. Cette espérance – si c’en était une – fut trahie. Il n’empêche : rédigeant les Mémoires de Guerre, De Gaulle précise : « J’avais le devoir de vérifier qu’aucune autorité plus qualifiée que la mienne ne voudrait s’offrir à remettre la France et l’Empire dans la lutte ». Ainsi, l’autorité – et d’autant plus si elle appelle au combat – doit être qualifiée. C’est dire que nulle autorité n’existe par soi : une autorité est reçue, transmise, constituée, c’est-à-dire reconnue. Elle n’ordonne plus, alors : elle appelle seulement, et cet appel recèle davantage de force morale qu’un ordre catégorique qui émanerait d’une autorité usurpée. Il y a donc un mystère de l’autorité, que l’on nomme parfois « charisme ». Mais nommer les choses ne suffit pas à en rendre raison : il y a surtout, dans l’autorité, une relation ambiguë à la force. Forte, l’autorité l’est, et doit l’être. Mais toute force ne confine-t-elle pas à la violence ? Derrière l’énergie, le « charisme » peut-être, d’une puissance bien formée, ne soupçonne-t-on pas, parfois à juste titre, une violence dissimulée ? Car la violence et l’autorité entretiennent un air de famille qui les rend ressemblantes – trop ressemblantes. L’autorité ne serait-elle donc que le masque de la violence ? Ou plutôt, si autorité et violence entretiennent une relation dialectique, au moins en apparence, c’est peut-être parce que la première ne saurait subsister sans la seconde, alors qu’elle est censée en récuser l’exercice. Pas d’autorité sans violence, dans la pire hypothèse, mais pas non plus d’autorité sans contention de la violence, dans le meilleur des cas, c’est-à-dire sans récusation a priori de toute forme de violence. Si l’autorité est une puissance légitime, respectée sans nécessité d’un recours à la force, elle devient alors non seulement contraire, mais même contradictoire avec la violence. En revanche, si l’autorité se réduit à une simple concentration du pouvoir de décision, rien ne garantit, hélas, qu’elle parviendra à se détacher de toute violence. L’autorité semble donc simultanément contrarier la violence et entretenir, de façon latente, la possibilité toujours renouvelée d’y recourir. Faut-il donc soutenir que l’autorité répugne à la violence, ou que, de façon ambiguë, elle en maintient discrètement l’usage ? L’autorité contrarie-t-elle véritablement la violence ? L’autorité parvient-elle effectivement à conjurer la violence ? À y contrevenir ? À la contrarier ? À la contredire ?
1. L’autorité, par nature, est une restriction de la violence. Elle la contient et la conjure.
1.1 L’autorité renvoie étymologiquement à l’auteur : est auteur celui qui est responsable, c’est-à-dire revendiquant avec succès pour lui-même la production d’un acte ou d’une parole – ainsi, De Gaulle le 18 juin 1940. L’idée d’autorité est donc originellement étrangère à celle de violence, voire contraire à elle : l’autorité renvoie d’abord à la notion de responsabilité, avant de fonder celle de rayonnement ou de puissance.
1.2 Il en résulte que si l’autorité est d’abord la reconnaissance d’une responsabilité, elle contient et conjure la violence par la force de son rayonnement : c’est parce que l’autorité est avant tout comprise comme l’exercice d’une responsabilité qu’elle est respectée, et que ce respect tient à distance la tentation de la violence. De l’autorité émanerait donc une « aura », force symbolique et assez peu explicable, dont la fonction sociale et morale serait de conjurer a priori toute violence, ou a posteriori d’arbitrer tout conflit. Dans ces deux cas, l’autorité apparaît comme une puissance de contrariété – sinon de contradiction – de la violence.
1.3 Reste que cette « aura » mystérieuse et supposée ne saurait dissimuler la contingence des conditions institutionnelles et sociales d’exercice de l’autorité, qui constituent autant d’occasions favorables – la diffusion de la BBC sur les ondes longues fréquences en 1940 – ou défavorables à l’exercice de l’autorité. C’est donc moins, peut-être, l’aura de l’autorité qui explique sa force, que des aléas sociaux, des conditions techniques, qui favorisent – ou défavorisent – son exercice. Ce réalisme ne réduit pas la légitimité de l’autorité, mais conduit à l’envisager comme un phénomène strictement social, dépourvu de tout mystère d’exercice. Ainsi, quand l’autorité parvient à conjurer la violence, à la réduire, ce n’est peut-être pas par elle-même, ou à elle seule qu’elle rencontre ce succès, mais aussi par un ensemble de circonstances favorables moins directement perceptibles, dont l’importance dans la conjuration de la violence est aussi importante, voire plus importante, que l’autorité en elle-même. En ce sens, l’autorité n’est souvent que l’occasion d’une conjuration de la violence, et non pas sa cause.
2. De manière plus inquiétante, l’exercice de l’autorité ne peut-il pas, lui aussi, se métamorphoser en violence ? Est-ce bien d’ailleurs parce qu’il y a violence que l’autorité serait nécessaire pour la contrarier ? N’est-ce pas plutôt parce qu’il y a autorité, et excès d’autoritarisme, que la violence s’embrase ?
2.1 Car si l’autorité contrarie parfois la violence, la contredit-elle véritablement ? La contredire impliquerait une incompatibilité absolue de l’autorité et de la violence. Or, la dérive violente de l’autorité est subreptice, mais bien réelle, dans de nombreux cas : cette dérive commence sans doute par l’exercice d’une violence symbolique, puis morale. L’intensification de la violence morale ouvre la porte à une acceptation, pourtant moralement inacceptable, de la violence physique qui lui fait suite. Ainsi, l’autorité semble ne pas parvenir à se soustraire à la fascination envers la violence, voire à une complaisance envers elle.
2.2 Cette complaisance de l’autorité pour la violence est d’autant plus affirmée, voire reconnue, qu’elle se justifierait par sa qualité de moyen : la violence serait, prétend-on, le seul moyen de lutter contre la violence – n’en déplaise à Gandhi, à Lanza del Vasto ou au général Jacques Pâris De Bollardière, qui ont non seulement théorisé l’inverse, mais l’ont mis en œuvre avec succès. Ainsi, soutenir que la violence est le seul moyen à la disposition de l’autorité pour conjurer la violence n’est bien souvent qu’un argument ad hoc, justification complaisante, par l’autorité, de sa propre faiblesse, ou aveu implicite d’une fascination larvée pour la violence. Une autorité digne de ce nom, au contraire, ne reconnaît qu’avec répugnance qu’il lui a fallu recourir à la violence pour la contrer, et seulement par défaut.
2.3 Peut-être même, parfois, est-ce parce que l’autorité ne mérite plus son nom que la violence s’embrase. Autorité illégitime parce qu’excessive ; autorité caduque parce qu’usurpée ; autorité tyrannique qui n’autorise rien, ce qui ouvre nécessairement la porte à tout. Certes, cette déchéance de valeur de l’autorité ne saurait suffire à justifier la violence comme recours à son encontre ; il n’en reste pas moins que l’autorité, en affirmant sa puissance à défaut de légitimité, voire de légalité, ne peut que susciter une réaction – sorte de réponse sociale à l’illégitimité – qui passe par la violence, ou qui l’implique, ou encore qui l’intensifie. La colère d’Achille, dans l’Iliade, n’est-elle pas juste ? Le roi des rois, Agamemnon, n’abuse-t-il pas de son pouvoir ? Il est vrai qu’ici c’est moins par une violence en retour qu’Achille répond, que par un retrait du combat. Mais ce retrait du chef des Myrmidons n’entraine-t-il pas des déboires sans fin pour les Achéens ? Roi des rois excessif et tyrannique, Agamemnon n’embrase-t-il pas la violence en retour, dont il connaîtra la cruauté seulement à son retour auprès de sa femme et de ses enfants ?
3. Car l’autorité, sous sa forme pure, ne saurait être confondue avec la violence : à l’inverse, le recours à la violence atteste d’un échec de l’autorité.
3.1 H. Arendt, en 1954, dans « La crise de l’autorité », repris dans le recueil intitulé La Crise de la culture, met en garde contre une confusion fréquente et fâcheuse : « puisque l’autorité requiert toujours l’obéissance », écrit-elle, « on la prend souvent pour une forme de pouvoir ou de violence. Pourtant, l’autorité exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition ». Ainsi, le recours à la violence serait le symptôme d’un échec d’exercice de l’autorité. La violence commise par une autorité constituée serait le signe de sa faiblesse, voire le point de départ raisonnable d’une contestation de sa légitimité.
3.2 H. Arendt ne s’en tient pas à cette critique implicite de l’excès d’autorité, où la violence est le recours aberrant d’une autorité qui ne mérite plus son nom. L’autorité, remarque-t-elle sans critique, est aussi « incompatible avec la persuasion qui présuppose l’égalité et opère par un processus d’argumentation » ; « là où on a recours à des arguments, l’autorité est laissée de côté » soutient H. Arendt, qui en conclut que « s’il faut vraiment définir l’autorité, alors ce doit être en l’opposant à la fois à la contrainte par force et à la persuasion par arguments ». Dès lors, l’autorité est comme une médiation entre deux genres distincts dont elle ne doit pourtant pas participer, sous peine de se perdre : la violence d’une part, la parole égalitaire, d’autre part. Cette distinction oblige H. Arendt à inscrire son argument dans une perspective historique : le progrès de l’idée d’égalité, depuis plusieurs siècles, au moins dans la culture européenne, n’implique-t-il pas une érosion inéluctable de l’autorité ? Qu’en résulte-t-il pour la violence ?
3.3 Une réponse trop rapide reviendrait à soutenir que l’érosion de l’autorité, comprise comme une « hiérarchie » dont celui qui commande et celui qui obéit reconnaissent chacun « la justesse et la légitimité » (ibid.) entraînerait un resurgissement de la violence. Fellini s’en amuse, dans le film expérimental Répétition d’orchestre, en 1978, qui met en scène la révolte de musiciens contre le chef d’orchestre. Une réponse plus rapide encore, peut-être rassurante moralement mais culturellement assez naïve, soutiendrait qu’il faudrait rétablir l’autorité perdue pour régler la violence. Ce n’est pourtant pas le sens de la position de H. Arendt, qui constate, avec toute la finesse d’une analyse historique précise, que l’érosion d’une conception sacralisée de la hiérarchie est irréversible ; de surcroît, les sociétés anciennes, hiérarchisées, cherchaient certes à régler leur violence par un recours sacralisé à l’autorité, mais la violence dont elles demeuraient porteuses n’était pas inférieure – voire était nettement supérieure –, toutes choses égales par ailleurs, à celle de la culture contemporaine. De sorte que céder à la nostalgie d’une autorité « restaurée » qui contrarierait la violence est une naïveté culturelle. On ne renverse pas par décision des processus culturels séculaires. C’est plutôt du côté de la persuasion par l’argumentation que notre culture tend désormais : l’égalité, qui sous-tend toute argumentation, sera-t-elle assez forte pour juguler la violence ? Ce n’est pas certain, certes. Car répondre à la violence par l’argumentation seulement ne satisfait pas, en nous, un désir immédiat de rétorsion, c’est-à-dire de violence en retour. Mais c’est bien dans cet effort moral incertain, pourtant sans naïveté et sans concession, que se jouent aujourd’hui les Lumières, s’il est vrai, comme le soutient H. Arendt dans La Crise de la culture, qu’« avec la disparition de l’autorité, le doute général de l’époque moderne a envahi également le domaine politique ».