Retour

Manhattan Medea, Dea Lohrer

🎲 Quiz GRATUIT

📝 Mini-cours GRATUIT

L'héroïne tragique de Manhattan Medea

La version de Dea Lohrer, Manhattan Medea (1999), est une pièce dramatique allemande qui constitue la troisième version contemporaine de la tragédie grecque d’Euripide Médée, à la suite de Médée-matériau d’Heriner Muller (1982) et de Médée. Voix de Christa Wolf (1996). Moins politique que les deux précédentes, Manhattan Medea inscrit le mythe dans un contexte contemporain, celui du New-York underground dans lequel évoluent Jason et Médée devenus immigrés clandestins en lutte contre les ombres du passé. L’héroïne de Dea Loher a fui avec son amant un pays dévasté par la guerre, mais ce dernier choisit de la quitter pour épouser Claire, la fille d’un riche marchand, et abandonne Médée, qui décide de se venger en la tuant. Aussi l’attend-elle la veille du mariage devant l’entrée de la demeure de Sweatshop Boss, le père de la future mariée, sur la 5e avenue.

Bien qu’altérés et ancrés dans une réalité contemporaine, les grands thèmes de la tragédie grecque sont conservés : exil, trahison, infanticide. Medea garde l’image de l’étrangère marginale qui a volé sa famille et fuit son pays par amour pour Jason, mais dans un New-York hostile où règnent la corruption et l’inégalité sociale. Ce n’est donc plus une héroïne tragique, victime de la fatalité, dépendant de la volonté des dieux, dont il s’agit, mais d’une héroïne en marge, pourvue de son libre-arbitre et guidée par sa propre volonté. Dès lors, son exclusion n'est plus seulement liée à son statut de magicienne, mais elle est aussi associée à sa condition sociale d'immigrée pauvre. Sa souffrance et son désir de vengeance s'enracinent dans une expérience concrète de la marginalisation. Cependant, en décidant de tuer son enfant, elle franchit, comme son aînée, les limites de l'humanité.

Loher parvient donc à renouveler la figure de l’héroïne tragique en offrant une vision moderne de Medea, qui est à la fois une victime des circonstances et une personne qui fait des choix radicaux. Elle n'est plus seulement l'archétype de la femme trahie mais incarne aussi la condition des immigrés, confrontés à la dureté d'un système qui les rejette : problématique intrinsèquement actuelle qui rend compte des contradictions de la condition humaine. Drame qui tire la tragédie antique du côté de la psychologie, la pièce représente une expérience profondément humaine, celle de la démesure de l’amour susceptible d’engendrer la folie meurtrière : « Va Jason / et célèbre tes noces. / Va / Avant que ce couteau une fois encore ne tue » (p. 92-93).

Le destin dans Manhattan Medea

Contrairement à la tragédie antique où les personnages sont soumis à la fatalité, à la volonté des dieux, le destin dans le drame de Dea Loher est lié aux contraintes socio-économiques qui pèsent sur eux. Médée et Jason semblent être condamnés, en raison de leur statut d'immigrés pauvres, à une vie de misère, marquée par la clandestinité et par la violence. Leur existence paraît tracée d'avance, soumise à des circonstances et à une nécessité sur lesquelles ils n'ont aucun contrôle. Ainsi, à travers le monologue halluciné de Médée faisant le récit du meurtre de son frère, l’auteur souligne le poids des événements passés, qui semblent dicter les actions des personnages. De même, l’évocation des visions ou des rêves prémonitoires de l’héroïne, comme celui du faucon qui laisse tomber un lys dans une flaque de sang, fait allusion à une destinée qui lui est intrinsèquement liée.

Cependant, Loher confère une part de libre-arbitre à ses personnages et fait naître le tragique de cette tension entre déterminisme et liberté individuelle. En effet, si les conditions d'existence sont subies, les choix éthiques et moraux restent du domaine de la liberté individuelle. C'est en pleine conscience que Jason choisit d’abandonner Médée pour épouser Claire et échapper à la pauvreté. De même, Médée fait librement le choix de se venger en tuant leur enfant et en assume la responsabilité. L'infanticide qu’elle commet apparaît ainsi comme un acte par lequel Médée affirme sa volonté et tente de reprendre le contrôle de sa vie. Par ailleurs, les dialogues heurtés et troués de silences qui ponctuent la pièce, comme les échanges tendus entre Jason et Médée, disent aussi la possibilité d'une décision individuelle, d'une rupture avec un destin tout tracé. Ainsi, les personnages ne sont plus des archétypes, mais des individus ancrés dans un contexte social et historique précis, celui de l'Amérique contemporaine, du New-York underground, ville refuge des marginaux de tous horizons (immigrants, travestis, etc…).

Comment Loher met-elle en scène le spectacle des passions dans Manhattan Medea ?

Comme dans la tragédie de Sénèque, le tragique chez Loher naît du déchaînement des passions de l'héroïne, passant de la souffrance à la fureur vengeresse. Mais là où Sénèque déploie une rhétorique de l'excès avec de longues tirades aux images violentes pour exprimer les émotions incontrôlables de Médée, Loher inscrit ces passions dans la matérialité même de la langue théâtrale. Ainsi, les dialogues abrupts entre Médée et Jason montrent l’absence de communication entre les deux amants et la violence de leurs rapports. De même, les répétitions obsessionnelles, le rythme saccadé, les phrases nominales disent la douleur et la colère de Médée face à la trahison de Jason, tandis que les répliques hachées de ce dernier pour refuser d'évoquer le fratricide de Médée (« Tais-toi [...]/Tais-toi [...]/Tais-toi sorcière ») traduisent son désir d'oublier ce passé sanglant qui les lie. L’alternance entre le silence et les cris rend compte des passions qui s’expriment sur scène. Ainsi, le long monologue de Médée qui rappelle, guidée par la furor, le récit du meurtre qu’elle a commis contre son frère rend compte des émotions qui la déchirent intérieurement : c’est une Médée tiraillée entre le remord et le désir de vengeance que Loher nous présente dans cette pièce. À l’instar de la tragédie d’Euripide, la dramaturge conserve certaines images symbolisant la passion destructrice de Médée : le couteau qu’elle utilise contre son enfant et le feu qu’elle allume et dans lequel elle plonge. Mais, à l’inverse de Sénèque, qui s’attardait sur la folie de Médée à travers la représentation des détails atroces du meurtre, Loher évoque l’infanticide, qui constitue l’acmé de l’hybris, par une didascalie laconique : « Elle tue l’enfant ». Le meurtre de l’enfant devient, à travers la vision de Médée d’un faucon volant au-dessus de la neige rougie par le sang, un spectacle onirique et sanglant. Aussi le spectacle des passions est-il moins visuel que dans la tragédie antique et est-il davantage suggéré par les mots que l’auteur donne à voir et à entendre à travers la voix de Médée. C’est donc à travers le logos, la langue, que Loher réinvente les modalités de la représentation des passions, en les ancrant dans une actualité sociale et politique brûlante.

Nomad+, Le pass illimité vers la réussite 🔥

NOMAD EDUCATION

L’app unique pour réussir !