Comment Sénèque parvient-il à rendre compte de la transformation de son héroïne tragique : de l’être en souffrance à la figure du monstre (du pathos au monstrum) ?
La Médée de Sénèque met en scène la métamorphose de Médée la magicienne, héroïne tragique, qui passe de la femme trompée, en proie à une profonde souffrance, victime de l’adultère de son amant Jason, à la figure d’un véritable monstre (monstrum), vengeresse et matricide, sous les yeux du lecteur/spectateur. L’évolution du personnage qui l’amène à sortir de l’humanité, de ce qui fait d’elle un être humain, dominé par sa conscience, rend compte non seulement de sa rupture avec les autres personnages, qui conservent leur humanité, mais aussi de sa solitude et de son isolement qui la conduisent à fuir les humains et à trouver refuge dans les hauteurs du ciel parmi les dieux. Trahie et humiliée par Jason, qui l’abandonne pour épouser la fille de Créon, roi de Corinthe, Médée oscille entre la douleur, la rage, et la volonté de se venger de celui pour qui elle a trahi sa famille en l’aidant à voler la toison d’or, en fuyant sa Colchide natale et en sacrifiant son frère, qu’elle n’hésite pas à dépecer pour échapper à la poursuite de son père, le roi de Colchide. Pour lui, elle commet le crime de la trahison filiale, du fratricide, du meurtre de Pélias, qui a tué la famille de Jason. Cette trahison constitue, dès lors, l’élément déclencheur de sa douleur et de sa quête de vengeance. Médée se sent abandonnée non seulement par Jason mais aussi par les dieux et la société, ce qui alimente son ressentiment. Marquée par l’hubris (la démesure), elle se transforme progressivement : elle passe du désespoir et de la souffrance humaine à une monstruosité surhumaine (monstrum). Cette métamorphose trouve son acmé avec le matricide, le meurtre de ses deux enfants sur le toit du palais en feu sous les yeux de leur père, après avoir auparavant tué Créuse, la future mariée en lui offrant une tunique magique qui s’enflamme et la brûle vive. Tout ce qui est humain lui devient alors étranger et la conduit à fuir le monde des humains : « Sic fugere soleo. Patuit in caelum via » (v. 1022).